Les scènes de la métamorphose

Laurence Thévenieau

ENS de Lyon

Lyon
                    France

Résumé

Ce travail explore les liens d'intertextualité entre le célèbre écrivain et dramaturge anglais William Shakespeare et le poète latin Ovide, dont l'oeuvre principale, les Métamorphoses, a infusé l'ensemble du théâtre élisabéthain.


Table des matières

Introduction
1. Vengeance et rapport à l'ordre humain et divin dans les Métamorphoses, lesHéroïdes, Titus Andronicus et Le songe d'une nuitd'été
La vengeance comme principe étiologique : entre régulation et dérégulation du cosmos
La vengeance, cause première des êtres et des actes : un Commencement
La vengeance introduit le dérèglement et mène à la destruction
La Vengeance est aussi source de création
La vengeance dans son rapport à la justice et au divin : le motif de la vengeance chez Ovide amène une perspective inédite sur la relation entre moralité et foi, dont Shakespeare hérite en partie
Etude lexicale sur le thème de la vengeance : histoire d’un rapport problématique entre vengeance et justice
Ovide reprend une mythologie gréco-latine en développant son caractère transgressif vis à vis de l’image de la divinité : mise en avant de l’arbitraire et de l’injustice de la vengeance divine
La crise des valeurs héroïques : un thème repris par Shakespeare dans Titus Andronicus et Toilus et Cressida
Une rupture dans la conception de l’individu et de son rapport à l’ordre politique et la société
La vengeance dans nos textes explore les conflits entre l’individu et la société : mise en question du pouvoir par la focalisation sur les passions individuelles au détriment de la raison
On trouve chez Ovide et Shakespeare une esthétique particulière, qu’on qualifiera de baroque : celle-ci prend des dimensions politiques et morales, présentant l’individu comme incontrôlable
2. La vengeance, un thème littéraire et mythologique privilégié par les dramaturges anglais de la Renaissance
Les sources ovidiennes : à quels textes, en quelle langue a eu accès Shakespeare
L’éducation scolaire humaniste de Shakespeare : la place privilégiée d’Ovide dans le corpus renaissant
Shakespeare et Ovide : des affinités particulières ? Quel est le rôle de Shakespeare dans la redécouverte d’Ovide ?
Contexte socio-politique : pourquoi la vengeance et la violence sont représentées sur scène
Une société bouleversée par la violence et la crainte des guerres civiles : entre nécessité de rétablir la paix et mise en scène critique de la violence du pouvoir
Un souci d’éducation politique : le militantisme républicain de Shakespeare ? On trouve chez Shakespeare une opposition entre vengeance du sang et vengeance justicière
Choix générique : liée à la notion de cycle et donc de destin, la vengeance est un thème éminement tragique
La vengeance au coeur du tragique dans le théâtre antique ?
La Revenge Tragedy
3. Le traitement du thème de la vengeance entraîne une innovation générique : théâtralité de l’oeuvre d’Ovide, aspects narratifs de Titus Andronicus et du Songe d’une nuit d’été
La métamorphose comme moyen ou détournement de la vengeance devient chez Shakespeare un ressort dramatique
Ressort comique
Ressort tragique
Transformation générique : théâtralité des métamorphoses, mise en abîme et effets de distanciation dans le traitement du mythe
Les métamorphoses vues depuis le theatron : le regard sur la métamorphose devient regard métamorphosé
Distanciation par la mise en abîme, la surdétermination
Le spectaculaire

Liste des illustrations

1.1. Prologue de Roméo et Juliette
1.2. Minerve et Arachné
2.1. Titus Andronicus
 

« Si donc Dieu punit lentement et, pour ainsi dire, à loisir, ce n'est pas qu'il craigne de se tromper en hâtant la punition ou d'avoir à s'en repentir (…). Il veut qu'alors, loin de nous jeter avec fureur sur ceux qui nous ont offensés, et d'assouvir sur-le-champ notre vengeance comme un besoin naturel, nous imitions sa clémence et sa lenteur, nous agissions avec ordre et modération »

 
  --Plutarque, Des Délais de la justice divine, 5
 

« doluit successu flava virago
 Et rupit pictas, caelestia crimina, vestes
 Utque Cytoriaco radium de monte tenebat, 
 Ter quater Idmoniae frontem percussit Arachnes.
 Non tulit infelix laqueoque animosa ligavit 
 Guttura. »

la vierge blonde s’irrita de ce succès et déchira la toile représentant les crimes célestes. Et comme elle tenait en main une navette en bois du mont Cythore, elle attaque Arachnée, et trois fois la frappa au visage. La malheureuse ne supporta pas cet outrage et, hors d'elle se noua un fil autour de la gorge

 
  --Ovide, Les Métamorphoses, livre VI

Plutarque, se mettant lui-même en scène dans le dialogue philosophique Des délais de la justice divine , défend contre l’épicurisme l’existence et l’exemplarité d’une justice divine, illégitimant par là la vengeance humaine. La divinité des Délais, omnipotente et omnisciente, se caractérise par le mesure et la perfection : c’est ce qui doit conforter les hommes dans leur piété et leur patience. La vengeance humaine apparaît d’emblée de l’ordre du désordre et de l’erreur, parce que la justice humaine, imparfaite, doit s’incliner devant la perfection divine. On retrouve là une conception platonicienne de la divinité et de la justice. Cette conception de la vengeance, un lecteur des Métamorphoses Ovide pourrait s’en défier : le récit des punitions infligées par les Dieux aux créatures, leur nombre et leur caractère violent-jusqu’à l’effroyable (voir la métamorphose d’Arachnée citée plus haut), fait apparaître chez la divinité des pulsions et des passions exacerbées, une hybris frôlant la folie, plutôt qu’une métrion (mesure). Au fil des quinze livres de l’ouvrage, c’est un déferlement d’actes vengeurs qui aboutissent, à dessein ou non, à la métamorphose des êtres. La vengeance est traitée de manière inédite, dans une œuvre qui fait du mouvement des passions un principe cosmique, de création comme de destruction. Repensant les rappports de la justice et du divin, on retrouve sous différentes formes ce traitement inédit de la vengeance, thème central chez Ovide, non seulement dans ses Métamorphoses mais également dans les lettres des Héroïdes, qui donnent voix à la rancœur des femmes abandonnées par les héros myhthologiques, et, sous une autre forme, plus subtile, dans l’Art d’Aimer et les Amours : on quitte ici le domaine des relations entre les hommes et les dieux pour se focaliser sur l’individu et les rapports de pouvoir, de domination et de séduction qui s’établissent entre les hommes, et qui ont trait, bien que d’une autre manière, à la vengeance. Ainsi, cette importance du thème de la vengeance, et la diversité des formes sous laquelle il est traité dans l’œuvre d’Ovide- physique, psychologique, humaine, divine, amène à repenser non seulement les rapports humains dans une société conservatrice augustéenne, mais également la place de l’homme dans le cosmos ordonné. La mise en scène d’un monde et d’un homme régi par le mouvement et les passions, et non plus par la stabilité et la règle, dessine un individu nouveau qui s’affranchit par son essence même de l’ordre politique et social préexistant. Lire Ovide, ce serait ainsi apprendre à repenser l’homme comme individu dans son rapport à la justice et la société, non seulement à l’époque d’Auguste et d’Ovide : l’actualité de ce thème se vérifie à toute époque, à la Renaissance anglaise comme à la nôtre. Aussi, il nous a semblé déceler, chez l’un des plus grands dramaturges de la Renaissance anglaise, un héritage ovidien, esthétique et philosophique, dans le traitement de la représentation des passions, de l’homme, et particulièrement de la vengeance. La filiation littéraire d’Ovide et de William Shakespeare, revendiquée par ailleurs par ce dernier lui-même dans ses travaux, a récemment été réaffirmée et étudiée précisément dans l‘ouvrage de Jonathan Bate, Shakespeare and Ovid. On sait que l’esthétique d’Ovide a considérablement influencé Shakespeare dans son esthétique et son écriture ; que cet influence a façonné sa vision de l’homme et du monde ; que le caractère inédit de l’écriture d’Ovide a probablement contribué à la dimension inédite de l’œuvre de l’écrivain anglais. Partant de ces considérations, nous avons décidé de focaliser notre attention et notre étude sur le thème de la vengeance, en tant que Shakespeare se fait héritier d’Ovide dans son traitement : littéraire, esthétique, philosophique, et surtout, dramaturgique. L’œuvre principale d’Ovide, les Métamorphoses, sont un poème, narratif et mythologique ; Shakespeare, -dans la partie de son œuvre que nous étudions, est un dramaturge : il nous a paru particulièrement intéressant d’étudier en quoi l’association des thèmes de la vengeance et de la métamorphose, présente par ailleurs dans toute l’œuvre d’Ovide, devient un puissant ressort dramatique dans l’œuvre théâtrale de Shakespeare. La théâtralité d’Ovide apparaît de façon partivulièrement évidente lorsqu’on étudie la thématique de la vengeance. Ainsi, nous nous demanderons en quoi Shakespeare, dans son théâtre et particulièrement dans Titus Andronicus et Le Songe d’une nuit d’été, se fait héritier d’Ovide dans la représentations de la vengeance, et en quoi cette filiation possède une dimension non seulement poétique, esthétique, mais également politique.

Commençons par envisager le thème de la vengeance, dans les textes du corpus, dans son rapport à l’ordre divin (le cosmos) et humain (la loi , le nomos). En effet, la vengeance, comme le rappelle le protagoniste des Délais de la Justice divine, atteint toujours un ordre qu’elle vient remettre en question, bouleverser dans sa hiérarchie et sa plénitude. Humaine, elle est de l’ordre de la transgression : un individu prend l’initiative, privée, de « faire justice lui-même ». Cet acte remet alors en question le rapport et la confiance entre cet individu et la divinité, particulièrement dans une société empreinte de religieux, que ce soit celle du règne de l’empereur Auguste et sa politique de « restauration morale », ou celle de la Renaissance Anglaise et de l’affirmation du protestantisme par la couronne. La vengeance divine, elle, touche d’autant plus près à la hiérarchie et l’harmonie cosmique, et fait apparaître chez les dieux des passions toutes humaines.

Il s’agira alors d’étudier comment la mise en récit, ou en scène de personnages aux prises avec ce sentiment –cette hybris – se fait réflexion sur le rapport à l’ordre, explore les relations et les conflits de l’individu et de la société, de la sphère publique et privée, de l’homme et du divin.

Les Métamorphoses d’Ovide, les Héroïdes nous plongent en effet dans un monde soumis aux aléas des passions divines et humaines : dans le premier ouvrage, les dieux cherchent bien souvent à se venger des hommes qu’ils estiment avoir effreint les lois divines ou cherché à se hisser à leur niveau. Dans le second, des figures féminines abandonnées par les héros expriment dans leurs lettres leur ressentiment et leur désir de vengeance. Peut-on parler alors de mise à distance de l’image traditionnelle des héros et des dieux ? Ovide, dont on a parfois attribué l’exil à des paroles jugées impies, pourrait le laisser croire. Chez Shakespeare, la violence sans borne de Titus Andronicus semble nous faire voir un monde sans dieux, sans rémission par aucune intervention divine.

Nous étudierons premièrement comment la vengeance apparait comme un principe étiologique dans les textes de notre corpus, participant à la dérégulation mais aussi à la régulation d’un ordre naturel. Ensuite, nous nous demanderons dans quelle mesure cette thématique peut mettre en question l’image de la divinité et la foi. Enfin, nous nous intéresserons à la dimension politique que peut revêtir le traitement de ce thème dans nos textes : si elle interroge les rapports entre l’homme et le divin, la mise en scène de la vengeance, sous une forme inédite qui est celle de Shakespeare mais aussi celle d’Ovide, pourrait amorcer une rupture dans la conception de l’individu et donc de son rapport à l’ordre politique.

Dans les différents textes de notre corpus, la vengeance apparaît comme un principe étiologique. Littéralement, l’étiologie concerne la recherche des causes, physiques et matèrielles, d’un syptôme. Employé dans le domaine de la médecine, ce terme associé à nos textes prend ici le sens de récit explicatif : un texte qui apporte une explication d’un ou de plusieurs phénomènes sera qualifié d’«  étiologique  ». Et dans nos textes en effet, plus ou moins explicitement, l’acte ou le désir de vengeance est présenté comme une cause : de la mise en mouvement des êtres et des choses. Point de départ de la destruction, mais aussi de la création, la vengeance apparaît un ressort de l’action et de l’écriture.

Les Métamorphosesd’Ovide sont en effet un récit des Origines : nous livrant une explication mythologique de la création du Monde , elles décrivent l’univers en formation. Et cette genèse n’est pas linéaire : débutant par un chaos initial, la mise en forme du cosmos passe par la violence et la vengeance. Ainsi, voyons comme, au début du premier livre des Métamorphoses, la vengeance est présentée comme un point de départ de l’entreprise de création du monde. Elle est en effet érigée en principe explicatif, qui participe à faire évoluer le “chaos initial” vers le monde habité par les hommes.

Ainsi, c’est bien un acte vengeur des dieux sur leur père qui initie la décadence successive de l’âge d’or à l’âge d’argent, puis de ce dernier à l’âge de bronze, et enfin de fer. Cette déchéance est décrite du vers 112 au vers 150. On lit :

 

« Postquam, Saturno tenebrosa in Tartara misso,
Sub Jove mundus erat, subiit argentea proles,
Auro deterior, fulvo pretiosior aere.
Juppiter antiqui contraxit tempora veris 
Perque hiemes aestusque et inaequalis autumnos 
Et breve ver spatiis exegit quattuor annum. »
 
« Quand Saturne eut été jeté au noir Tartare, 
Meilleur, sans valoir l’or, que le rougeâtre bronze, 
Survint l’âge d’argent où Jupiter régna. 
Il abrégea l’ancien printemps. L’hiver, l’été, 
L’automne irrégulier joints au court printemps neuf, 
Firent quatre saisons à l’année qu’il régla. »
Traduction: Olivier Sers

 
  --Ovide, Les Métamorphoses I, 112-118

L’allusion liminaire au châtiment de Saturne, que ses enfants précipitèrent dans le fleuve du Tartare pour avoir tenté d’anéantir sa descendance, présente cet acte vengeur de Jupiter et ses frères et soeurs comme le pivot du basculement cosmique : l’ablatif absolu “Saturno tenebrosa in Tartara misso” prend une valeur causale. Et cette vengeance ouvre une ère nouvelle : celle du règne de Jupiter (Sub Jove mundus erat) et surtout de la structuration du temps. En effet, les verbes ayant pour sujet Jupiter : “contraxit “, “exegit” annonce la mise en “forme” temporelle du monde. Ainsi sont d’emblée associés, dans une oeuvre qui propose une généalogie de l’univers connu par les hommes, vengeance et création : à la genèse de tout, il y a la querelle, qui ici est une querelle d’ordre familiale et politique (la prise du pouvoir par jupiter). C’est bien ce que nous confirme, quelques vers plus loin, la description de la vengance de Jupiter sur Lycaon, humain impie qui sera transformé en loup :

 

« Occidit una domus ; sed non domus una perire 
Digna fuit ; qua terra patet, fera regnat Erinys. »

« Un seul toit fut frappé, mais plus d’un toit eût mérité la mort ; la furieuse Erinys règne sur toute l’étendue de la terre. »

 
  --Ovide, Les Métamorphoses, livre I, 240-241

L’antéposition de “qua terra patet“ suggère bien l’omniprésence de l’Erinys, divinité de la vengeance et de la discorde. Ainsi l’acte de vengeance, qui prend ici la forme d’un châtiment impitoyable, marque le début de l’histoire du monde et des métamorphoses. La vengeance de jupiter inaugure le procédé même de métamorphose.

On retrouve la vengeance comme genèse au début de la pièce Titus Andronicus : Ayant été capturée et exhibée lors du triomphe avec ses fils par les romains, la reine des goths Tamora n’a pas obtenu auprès du général Titus la grâce de son fils. Elle jure à la fin de l’acte 1 de se venger de Titus et de sa descendance.

 

« I’ll find a way to massacre them all,
And raze their faction and their family,
The cruel father and his traitorous sons,
To whom I sued for my dear son’s life
And make them know what’tis to let a queen
Kneel in the streets, and beg for grace in vain. » 
 
« Je trouverai un moyen de tous les exterminer, 
d’anéantir leur faction et leur famille,
le père cruel et ses traîtres de fils,
que j’implorai de laisser la vie à mon cher fils; 
et de leur faire comprendre ce qu’il coûte de laisser une reine
s’agenouiller dans les rues et implorer en vain la grâce. »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, I, 386-392

Liminaire, le désir de vengeance exprimé par Tamora dans cet aparte est posé comme une malédiction : le futur de “ I’ll find a way “, la violence des verbes tel que « massacre » ou « raze », l’antithèse dessinée par l’association d’un titre royal « a queen » à un attitude de supplication « kneel in the streets » suggère la détermination sans faille du personnage à se venger de ses ennemis. Cette malédiction. C’est donc, dans la pièce de Titus, la vengeance qui ouvre la tragédie et s’impose comme un point de départ de l’intrigue dramatique.

On retrouve ce même chaos initial, cet arrière-plan marqué par la vengeance appelée à être le sujet principal de la pièce dans Roméo et Juliette. On lit en effet dans le prologue :


 

« Two households, both alike in dignity, 
in fair Verona , where we lay our scene , 
from ancient grudge break to new mutiny, 
where civil blood makes civil hands unclean.(…) 
The fearful passage of their death-marked love, 
And the continuance of their parents’s rage 
(…) Is now the two hours’ traffic of our stage. »

« Deux maisonnées , d’une diginté égale,
Dans la belle Vérone, où se déroule cette pièce,
Firent d’une querelle passée le sujet d’un nouveau conflit,
Dans lequel les mains citoyennes se tâchèrent d’un sang citoyen.(…)
L’éprouvant passage de leur amour marqué par la mort, 
Et la persistance de la querelle de leurs parents
(…) Constituent désormais la trame de notre pièce de deux heures. »

 
  -- Shakespeare, Romeo and Juliet, Prologue

Ainsi la vengeance devient le sujet même de la pièce : querelle, rancoeur sont présentées dès le prologue comme le motif principal de l’échec de l’union amoureuse.

On le voit donc, dans notre corpus le chaos, la vengeance apparaissent bien souvent comme commencement de l’écriture et de l’intrigue : la vengeance acquiert alors un statut de cause, d’explication première.

Voyons que dans nos textes, la vengeance s’impose comme une force qui traverse les êtres et détruit, bouleverse un ordre qui précède. Cela prend, dans le texte d’Ovide comme dans ceux de Shakespeare, la forme d’un trouble cosmique : la vengeance, de l’ordre de l’hybris, atteint l’harmonie du nomos et du cosmos. Ceci apparaît clairement dans les Métamorphoses, avec la réaction de Jupiter –décrite par lui-même – suite à l’impiété de Lycaon : « Quod simul imposuit mensis, ego vindice flamma In domino dignos everti tecta penates. » ( I, 230-231 ) (« Dès qu’il me sert ce plat , de mon foudre vengeur, J’abats sur lui son toit , digne abri d’un tel maître »). Prélude à la destruction de l’humanité entière, cette brève description suggère bien le caractère destructeur de la vengeance de Jupiter avec le complément circonstanciel « vindice flamma » : la « flamme » ou le « foudre » vengeur annonce la dimension totale de la colère du père des dieux, donnant à la vengeance une portée incontrôlable. C’est bien ce que confirme, quelques vers plus loin, le récit du déluge envoyé par Jupiter pour détruire la race humaine, du vers 262 au vers 312. On note le caractère absolu et violent de ce passage : ayant enfermé certains des vents, il déchaîne la pluie de Notus (262-273), puis les fleuves de Neptune (274-290) qui emportent tout et jettent une confusion entre les éléments : « Jamque mare et tellus nullum discrimen habebant » (I, 591) (« déjà mer et sol ferme étaient indiscernables »). On retrouve ainsi le chaos du début des Métamorphoses, d’avant la création des formes et des êtres : « Unus erat toto naturae vultus in orbe, quem dixere chaos , rudis indigestaque moles » ( I, 6-7 ), (« La nature n’offrait pour unique figure qu’un ensemble nommé chaos, masse informe et confuse »). Voyons comme, dans Le Songe d’une nuit d’été, la querelle entre le roi et la reine des fées prend également une dimension cosmique et s’exprime par un bouleversement des éléments : Titania refuse de céder à son époux Obéron un petit page de sa suite, qui devient sujet de la vengeance du roi des elfes sur sa femme. Leur dispute introduit un trouble dans le milieu naturel du bois d’Athènes : « Therefore the winds, piping to us in vain, As in revenge, have suck’d up from the sea Contagious fogs ; which, falling in the land, Have made every pelting river made so proud, That they have overborne their continents : The ox hath therefore stretch’d his yoke in vain, The ploughman lost his sweat, and the green corn Hath rotted, ere his youth attain’d a beard  »( II, 2, 29-37) (« aussi les vents, qui nous faisaient entendre en vain leur murmure , comme pour se venger, ont pompé de la mer des vapeurs contagieuses, qui, venant à tomber sur les campagnes, ont tellement enflé d’orgueil de misérables rivières qu’elles ont surmonté leurs bords. Le boeuf a donc porté son joug en vain, Le laboureur a perdu ses sueurs, et le blé vert s’est gâté Avant que la barbe eût revêtu le jeune épi »). Ainsi , la reine des elfes fait ici état d’une décadence et d’un dérèglement de la nature (« rotted » ; « overborne », « lost his sweat ») qui touche la nature comme les hommes et les bêtes ( « the ploughman has lost his sweat », « the ox hath stretched his yoke in vain »). Ce trouble cosmique est présenté comme un effet direct et dévastateur de la querelle et du désir de vengeance qui s’est insinué entre les époux. La personnification des vents , avec l’incise « comme pour se venger “ paraît comme une projection de l’état d’esprit des personnages : leur discorde et leur ressentissement rejaillit sur les éléments et bouleverse l’ordre naturel en y introduisant l’excès (the « pelting rivers » have « overborne their continents »). Ainsi, le désir et l’acte de vengeance sont bien présentés dans nos textes comme dévastateurs et prenant un caractère total.

Voyons cependant que cette impulsion vengeresse revêt une dimension créatrice dans nos textes : nous avons pu constater que la vengeance était associée au commencement : de l’intrigue et de l’action. Elle est même au coeur de la création littéraire et mythologique.

Ainsi dans les Métamorphoses, c’est la vengeance qui mène, plus ou moins directement, à la métamorphose et à la diversification des êtres ; que la métamorphose vienne déjouer ou atténuer la vengeance (Arachnée), en soit l’effet direct (Lycaon), ou résolve un cycle de violence (Philomèle et Procné), l’impulsion vengeresse précède et permet la création de formes nouvelles.

Au livre VI de l’ouvrage, Pallas se venge de la lydienne Arachnée qui l’a défiée et vaincue au tissage :

 

« Doluit successu flava virgo ( …) 
ter quater Idmoniae frontem percussit Arachnes.
Non tulit infelix laqueoque animosa ligavit 
Guttura. Pendentem Pallas miserata levavit 
Atque ita : “Vive quidem, pende tamen, improba,” dixit.(…)
Fitque caput minimum, toto quoque corpore parva est ;
In latere exiles digiti pro cruribus haerent,
Cetera venter habet ; de quo tamen illa remittit 
Stamen et antiquas exercet aranea telas. »  

« Vexée par cette réussite, la vierge blonde( …) 
Frappe trois, quatre fois le front de sa rivale.
Outrée, l’infortunée, la corde au cou, se pend, 
Pallas la voit, s’émeut, rend son poids plus léger, 
Dit: vis , oui vis encor, mais pendue, impudente 
Et que ce châtiment, gageant ton avenir,
Jusqu’aux descendants lointains frappe ta race entière ! (…)
Sa tête se réduit, tout son corps s’étrécit,
De maigres bras se lient en jambes à ses flancs 
Le reste n’est que ventre. Elle en tire pourtant 
Du fil, et tisse encor, araignée, comme hier. » 

 
  -- Ovide, Métamorphoses, livre VI, 130-145

On voit ici que l’impulsion première de la vengeance de Pallas est déjouée, par un sentiment de pitié (“Pallas miserata“) : d’un châtiment mortel, on passe à une métamorphose humiliante : mais la transformation n’en prolonge pas moins la vengeance première. Le talent d’Arachnée pour le tissage est conservé dans la forme de l’araignée, et plus encore la malédiction l’étend à toute la descendance d’Arachnée (“Dicta tuo generi serisque nepotibus esto”). On peut dire, d’une certaine façon, que la vengeance permet l’avènement et la consécration du don à travers la création d’une forme animale. Certes Arachnée disparaît en tant qu’humaine, mais cette disparition” immortalise” son don en le dépersonnalisant : victime de la vengeance d’un dieu, l’araignée devient elle-même un être créateur capable de transmettre son don.

Le second cas est bien illustré par la transformation de l’humain Lycaon en loup, décrit comme le résultat direct de la vengeance de Jupiter qu’il a essayé d’empoisonner :

On voit en effet comme la colère de Jupiter se concrétise instantanément par la métamorphose physique de Lycaon et l’apparition d’une espèce nouvelle, le loup.

On retrouve cette dimension créatrice de la vengeance à un autre niveau, narratif, dans Le Songe d’une nuit d’été : la double querelle – celle des amants, celle du roi et de la reine des fées- est source de rebondissements et crée littéralement l’intrigue : la vengeance se fait ressort dramatique. Nous étudierons cela plus en détail dans notre troisième partie.

La vengeance est donc source de création mythologique, fictionelle ; elle est, à un autre niveau, source de création littéraire.

Dans les Epistulae Heroidum, des personnages emblématiques de la mythologie grecque et latine prennent la paroles tour à tour pour exprimer leur ressentissement à celui ou celle qui les ont abandonnés, que ce soit Arianne à Thésée ou Médée à Jason. Présenté sous forme de lettres, le recueil élégiaque des Amours a donc pour source première le sentiment de rancoeur éprouvé par ses personnages. On voit ici un autre forme que prend la vengeance : elle crée la situation d’énonciation. On peut ainsi dire que la vengeance crée l’objet littéraire même .

Ainsi, la vengeance apparaît dans nos textes comme un principe étiologique, dans le sens où elle joue un rôle de genèse dans l’ordre et la structuration de l’univers mythologique et littéraire des Métamorphoses ou des deux pièces de Shakespeare étudiées. Elle est motif de destruction et de chaos, mais apparaît bien plus comme un passage nécessaire à l’avènement d’un cosmos structuré et bigarré.


En effet , il faut s’attarder sur l’histoire du lexique de la vengeance : cela permet de comprendre qu’il y a un rapport problématique de la vengeance à la moralité et la justice , dès la création des premiers termes s’y rattachant. C’est ce qui ressort de la lecture de l’ouvrage de Evelyne Schneid- Tissinier sur les revendications de vengeance dans les plaidoyers attiques [1] :

On peut établir un schéma évolutionniste : la vengeance, au prisme de la société moderne occidentale, relève de l’impulsion, voire de la barbarie. Elle appartient à un monde sauvage et antérieur aux lois :

vengeance

Droit / justice

-société apolitique

-stade archaïque

-relations horizontales entre les individus

-solidarité clanique et familiale

-thémis (justice intrafamiliale) / (à l’encontre de l’extérieur ).

-la famille ou le clan lésé fait lui-même réparation en se vengeant par le meurtre ou le vol.

- société politique et avènement du droit et de la loi qui régulent les conflits entre individus

-relation verticale entre les particuliers victimes et les représentants de la justice

-dikè

-civilisation

- la famille lésée doit passer par la médiation d’une justice civile

-vengeance corporelle -punition

Cependant, la légitimité de cette opposition a été mise en question, notamment par les travaux de Louis Gernet [2] sur la justice et la cité en Grêce antique. En effet, Madame Schneid-Tissinier remonte aux différents termes renvoyant au lexique de la vengeance en grec : il apparaît de cette recherche que celle-ci est liée à la dikè, c’est à dire la justice aussi bien qu’à la timè , à savoir l’honneur (de l’individu). Avec l’un comme l’autre terme, la vengeance renvoie à l’idée de réparation d’un ordre lésé : individuel et privé , ou collectif et juridique.

Ce qui est montré au terme de cette analyse est que, au sein même du cadre institutionnel et réglé de la polis, le châtiment issu du jugement d’un tribunal s’apparente à une forme de vengeance : la collectivité se venge au nom de la collectivité lorsqu’elle estime qu’un de ses membres a attenté à son intégrité.

C’est ainsi que la vengeance a pu être reconnue par certains théoriciens politiques de l’antiquité comme l’expression d’un droit issu d’une conception organique et holiste de la cité politique :

« Comme l’a bien montré Gérard Courtois, Aristote s’est fait avec insistance « le théoricien et le défenseur de la vengeance ». Pour lui, la vengeance vient réparer un équilibre rompu au sein de l’être lésé dans son honneur : l’outrage est une atteinte à la timè, qui provoque la lupè (le chagrin), puis l’orgè (la colère), qui pousse l’individu lésé à commettre la timoria (pensée ou action de vengeance), ce qui rétablit l ‘équilibre des passions en suscitant l’hédonè (sentiment de plaisir ou satisfaction).

Si l’on considère en effet que la cité est bâtie sur le modèle de l’individu, et qu’on pose l’harmonie et l’équilibre du tout comme un idéal politique, la vengeance peut être légitimée comme un châtiment réparateur et régulateur.

Ainsi la vengeance, comme acte humain ou divin, pouvait s’apparenter à une forme de justice rendue, sous une forme plus ou moins violente : dans l’oeuvre d’Hésiode citée plus haut, Zeus en castrant Cronos fait « justice » lui-même en punissant ce dernier pour les crimes qu’il a commis vis à vis de ses frères et soeurs et de sa mère. La foudre vengeresse comme attribut caractéristique de Zeus, dans les textes et dans les représentations de l’antiquité, est signe de puissance absolue mais symbolise également une justice divine.

Certes, l’attribution de traits humains (psychologiques comme physiques) aux divinités semble caractéristique de la littérature religieuse et épique dans l’Antiquité. Les dieux dont la Théogonie d’Hésiode établit la généalogie sont dès leur genèse mus par la passion du pouvoir et celle de la vengeance : c’est ce que suggère la castration d’Ouranos par son fils Cronos (v. 154-210), ou le combat entre celui –ci et son fils Zeus pour le pouvoir. Héra condamnant Io à errer par toute la terre sous la forme d’une génisse témoigne de l’existence d’une jalousie impulsive chez la divinité. Les héros de l’Antiquité n’étaient eux-mêmes pas dépourvus de cette hybris réprouvée par les philosophes grecs (Aristote la critique dans sa Rhétorique II,2). L’Achille d’Homère illustre bien cette impétuosité, lui qui refuse par colère d’aller combattre dans l’Iliade, puis se venge du Troyen Hector en le tuant, puis traînant son cadavre autour des murs de la ville ( Iliade, chant XII). On revoit encore Héra, qui dans sa colère, condamne Io maîtresse de Zeus transformée en génisse à être harcelée perpétuellement par les piqûres d’un taon (Métamorphoses, I).

Cela, Ovide s’en fait héritier. Les Métamorphoses se présentent sous certains aspects comme un inventaire des passions divines : ce sont elles, la plupart du temps, qui entraînent la transformation des êtres et le mouvement du monde. Mais Ovide accentue le côté transgressif des passions divines, par ses choix génériques et ses descriptions. Et nous retrouverons cet effet chez Shakespeare.

On voit donc que la violence et la vengeance avaient pu être associées à la divinité avant Ovide dans les textes mythologiques, sans que cela forcément ait une portée critique évidente vis-à vis du divin. Voyons à présent comme les Métamorphoses apportent, ou du moins renforcent la dimension transgressive des mythes repris par l’auteur, ne serait-ce que parce qu’il réécrit la mythologie gréco-latine dans sa quasi-intégralité, comme s’il désirait proposer une perspective toute nouvelle sur les agissement des dieux. Un épisode des Métamorphoses le suggère particulièrement : celui d’Actéon et Diane (livre III).

Des vers 138-252, nous est livrée l’histoire malheureuse d’Actéon, petit-fils de Cadmus, transformé en cerf puis massacré par ses propres compagnons pour avoir aperçu Diane nue. Son malheur est d’emblée présenté comme le fruit de la contingence :

 

«  At bene si quaeras, Fortunae crimen in illo,
 Non scelus invenies ; quod enim scelus error habebat ? » 

 
  --Ovide, Métamorphoses, livre III, 141-142

Sont opposés ici le « crimen Fortunae », l’action du Hasard ou de la Fatalité, et son expression, l’ « error », et le « scelus », acte criminel d’un individu. L’innocence d’Actéon est mise en avant aussi bien par la prise à parti du lecteur avec l’emploi de la deuxième personne du singulier « quaeras », que par la position liminaire de « non scelus » au vers 142, qui dément l’a priori possible sur la culpabilité du chasseur. Le  « At » marque bien la rupture de ton entre ce passage et le texte qui le précède : ici, l’humain métamorphosé sera une victime, qui subit un sort immérité. Le narrateur semble ouvrir une sorte de plaidoyer pour Actéon : la question rhétorique du vers 142 convoque l’approbation du lecteur, le prend pour témoin. La défense du personnage est perceptible à travers les adjectifs le caractérisant lui ou ses actions : il est jeune  « juvenis » (146), paisible (il s’adresse à ses compagnons de chasse d’une voix calme :  « placido ore » (176-177)), ses pas comme sa démarche sont tremblants ou incertains « non certiis passis errans » ( 175 ) . L’accent est mis sur le pathétique de la scène : les nombreux substantifs désignant le malheur ( « luctus » (139), « cladis futurae » ( 191)) , sont renforcés par l’emploi conjoint du discours direct me miserum ! »,  « dicturus erat » ( 201 ) et indirect « quid faciat ? » ( 204) pour exprimer la douleur et l’effroi de la victime. On a même une forme d’ironie tragique avec la description de l’étonnement d’Actéon qui ignore ce qui lui arrive :  « Et se tam celerem cursu miratur in ipso » ( 199 ) :  « et il s’étonne lui-même de la rapidité de sa course » : il est envahi par la crainte :  « pavor » (198)  « pudor hoc, timor impedit illud » (205). Enfin, le récit de la dévoration d’Actéon transformé en cerf par ses anciens compagnons de chasse est marqué par la violence, voire l’horreur de la scène :

 

« Cetera turba coit confertque in corpore dentes.
 Jam loca vulneribus desunt ; gemit ille sonumque, 
Etsi non hominis, quem non tamen edere possit 
Cervus, habet maestisque replet juga nota querellis »

« Le reste de la meute le rejoint et le déchire de ses dents. Désormais il ne reste plus de place pour leurs morsures ; il pousse un cri qui, s’il n’est pas humain n’est pas non plus d’un cerf, et remplit ces monts aimés par lui de ses plaintes. »

 
  -- Ovide, Métamorphoses, livre III, 236-239

Nous avons donc ici bien une insistance sur l’innocence et la douleur d’Actéon puni par Diane. Cette métamorphose est particulièrement violente dans l’économie générale du livre, car elle entraîne la mort immédiate et terrible d’Actéon, et surtout celui-ci conserve jusqu’au bout ses sensations et sentiments humains.

Le mythe d’Actéon, connu avant Ovide, prend ici une portée particulière : chez Euripide [3] et Diodore, Actéon est puni pour avoir commis un outrage vis-à-vis de la déesse : il se serait vanté d’être plus habile qu’elle à la chasse ou aurait profané son temple. Mais chez Ovide, c’est la première fois qu’un tel face à face entre le chasseur et la déesse a lieu, sous la forme d’une rencontre hasardeuse. On peut voir dans ce passage la mise en scène d’une colère démesurée et impulsive, sans justification. Le narrateur, comme on vient de le voir, semble par l’insistance sur le pathétique la condamner. Ainsi on peut considérer la métamorphose d’Actéon comme emblématique de la dimension transgressive des Métamorphoses vis-à-vis de la divinité [4] .

La figure de la mise en abîme, caractéristique des Métamorphoses, induit entre autre un effet de mise à distance du récit premier ( la vengeance de la divinité sur un humain ou autre créature ) par un ou plusieurs autres récits seconds qui sont autant de perspectives données sur cette vengeance. Le choix même de cet enchâssement de récits induit la mise en question des passions divines.

Voyons à présent que cette mise en question s’étend du divin à l’héroïque, chez Ovide et chez Shakespeare.

En effet, l’oeuvre d’Ovide suggère une certaine continuité dans la mise à distance de l’héroïque et du divin : les Héroïdes et les Métamorphoses semblent à de nombreux égards un catalogue des manquements des héros de l’Antiquité (Héroïdes ), ou de l’hybris ou superbia des dieux ( Métamorphoses ). On peut parler de crise de la représentation du sacré, dans la mesure ou la tradition mythologique qui le précède n’insiste pas ou bien moins sur les fautes et failles des héros.

Les Héroides ou Epistolae Heroidum sont un recueil se présentant sous la forme de lettres adressées aux plus célèbres héros de l’antiquité par les femmes qu’ils ont laissées derrière eux.

La forme épistolaire a ici une double portée : elle permet l’expression de sentiments subjectifs et sincères (ce sont des lettres adressées par des femmes à leurs amants, elles sont donc privées, ce qui peut être considéré comme gage d’authenticité) et, comme elle entraîne la focalisation sur le personnage qui se livre, elle suscite une adhésion du lecteur aux propos exprimé, une compassion voire une identification vis-à-vis de la souffrance décrite.

Dans la dixième épître, Ariane a été abandonnée par Thésée, pour qui elle avait trahi son père et sa patrie en l’aidant dans son combat contre le Minotaure. Elle se lamente, laissant éclater sa rancoeur et sa douleur dans une lettre.

Dès l’ouverture de la lettre, Ariane insiste sur la culpabilité du héros et sa trahison :

 

« Quae legis, ex illo, Theseu, tibi litore mitto,
 (…) In quo me somnusque meus male prodidit et tu 
 Per facinus somnis insidiate meis. »

 « Ce que tu lis, Thésée, je te l’envoie de ce rivage, ( …) où je fus indignement trahie et par mon funeste sommeil et par toi, toi qui me piègeas dans mon sommeil. »

 
  --Ovide, Héroïdes, 10, 4-6

C’est bien le champ lexical du crime qui caractérise le héros disparu , ce qui se confirmera par le ton général de la lettre :  « perfide lectule » (lit perfide) ( 58),  « perjuri viri » (mari parjure) (76) ,  « improbe » (cruel) ( 77) ,  « tua facta » ( tes forfaits) (148). On trouve d’ailleurs dans  « tua facta » l’association des  « choses faites » au sens d’exploits (héroïques) et des  « crimes commis ». Dans son périple, Thésée s’est montré brave et a accompli de hauts faits (vaincre le minotaure), tout en trahissant Ariane et plus grave encore, en amenant celle-ci à trahir famille et patrie crétoise, comme elle le rapelle :

 

« A ! pater et tellus justo regnata parenti 
Prodita sunt facto , nomina cara, meo 
Cum tibi, ne victor tecto morerere recurvo 
Quae regerent passus, pro duce fila dedi » 

« Hélas ! Mon père et le sol gouverné par mon juste père, ces deux noms qui me sont chers, ont été trahis de mon fait , quand, de crainte que , vainqueur, tu ne mourusses dans la maison aux mille détours, je te donnai un fil pour guider tes pas »

 
  --Ovide, Héroïdes, 10, 69-74

La tournure défensive de ne + subjonctif associe la trahison d’Ariane à l’ascendant que celui exerçait sur elle : il est ainsi présenté comme coupable d’une double trahison : amoureuse, mais aussi, plus grave encore, politique et familiale, ce qui le rend coupable d’impietas .

La description pathétique d’Ariane éplorée donne plus de force encore à la vindicte de la lettre : Thésée comme le lecteur sont appelés (« adspice ») à contempler « maesta figura » (ma figure désolée) (134), « demissos lugentis more capillos » (mes cheveux dénoués en signe de deuil) (137) , « tunicas lacrimis gravis » ( ma tunique lourde de larmes) (138) : on a ici une hypotypose qui nous fait vivre le désespoir d’Ariane et adhérer à son sentiment de rancoeur.

Ainsi, si Ariane ne demande pas explicitement vengeance dans cette lettre, l’accent mis sur le ressenti individuel de l’amante délaissée insiste par « Hélas »! Mon père et le sol gouverné par mon juste père, ces deux noms qui me sont chers, ont été trahis de mon fait , quand, de crainte que , vainqueur, tu ne mourussesdans la maison aux mille détours, je te donnai un fil pour guider tes pas là-même sur les fautes du héros responsable de cette douleur.

On retrouve cette mise à distance de l’héroïque dans la pièce de Titus Andronicus: certains, comme Diane Larquetoux [5] , voient même dans cette tragédie la mise en scène de la décadence des valeurs héroïques.

Ce qui apparaît en effet, dès le début de l’oeuvre, est la tension paradoxale entre la célébration d’un certain héroïsme, que l’on qualifiera de martial ou militaire, et la destruction systématique du système de valeurs associées à cet héroïsme.

Ainsi, la pièce s’ouvre sur un triomphe : celui, guerrier, du général Titus qui revient à Rome après sa victoire sur les Goths. Celui-ci est décrit tel un l’incarnation même de l’héroïsme guerrier, à travers le récit que le noble Marcus fait de ses exploits :

 

« A nobler man, a braver warrior, 
Lives not this day within the city walls. 
He by the Senate is accited home 
From weary wars against the barbarous Goths,
That with his sons, a terror to our foes, 
Hath yoked a nation strong, trained up in arms. 
Ten years are spent since he first undertook 
This cause of Rome, and chastised with arms 
Our ennemy’s pride. Five times he hath returned 
Bleeding to Rome, bearing his valiant sons 
In coffins from the fields. »
 
« On ne saurait trouver plus noble coeur, 
Ni plus vaillant guerrier aujourd’hui dans la ville, 
Voici que le Sénat parmi nous le rappelle
De ses rudes combats contre les Goths barbares, 
Après qu’avec ses fils, la terreur de l’ennemi, 
Il eut mis sous le joug un peuple fort et belliqueux.
Dix ans se sont écoulés depuis qu’il assuma 
Cette cause de Rome, et punit par ses armes 
L’orgueil de l’ennemi. Cinq fois il est rentré
A Rome, ensanglanté, ramenant du combat 
Les cercueils de ses valeureux fils. »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus,I,1,25-35

C’est d’après cette valeur martiale que Titus se voit d’ailleurs proposer le titre d’empereur dès son retour par Marcus (il l’enjoint à être candidatus). Aussi le héros, de par ses expoits guerriers, acquiert une forme de nobilitas, de vertu de l’âme qui remplace une haute naissance.

On se souviendra d’ailleurs que le mot valour, qui caractérise Titus mais également le Coriolan du Coriolan de Shakespeare, siginfie bien grandeur, courage au sens de valeur martiale : cette vertu du courage héroïque, Cicéron dans les Tusculanes [6] , Plutarque dans ses Vies en feront la plus haute des vertus.

Cependant, la pièce fait rapidement apparaître la dimension paradoxale du comportement de Titus ainsi que des autres personnages vis-à-vis de l’héroïsme.

Pour commencer, Titus refuse la clémence : devant les pleurs et les supplications de Tamora, la reine des Goths ramenée avec ses fils en trophée de guerre par les romains, Titus impassible condamne à mort l’un de ses enfants. Déjà, grandeur martiale et grandeur morale semblent se dissocier et remettre en question l’héroîsme du personnage ; ce refus ouvre une série de décisions impitoyables et aboutit au triomphe de la loi du Talion à Rome [7] : Tamora laissera sacrifier la fille de Titus en la livrant à ses fils, Titus ira jusqu’ à tuer lui-même son fils parce que celui-ci s’oppose à lui.

Chez Titus, la valeur militaire est sans justice : Titus confond la violence criminelle ( nefas) et la volonté divine ( fas) [8]

Par ailleurs, les seuls personnages pouvant être considérés comme exemplaires –Lavinia, fille de Titus et Bassanius, son amant – sont mutilés violemment et tués , quand le personnage le plus machiavélique  « enfant de satan  » selon Titus, qui trame le viol de Lavinia et la perte des Andronici, le maure Aaron, est un des seuls survivants à la fin de la pièce (il sera cependant condamné à mort).

L’onomastique témoigne enfin de la décadence des valeurs héroïques mise en scène dans la pièce : Aaron porte un nom biblique et noble : il est dans l’Exode le frère de Moïse qui conduira après la mort de celui-ci les juifs en Terre promise: le nom d’Aaron évoque le salut. Or dans la pièce, comme on l’a dit, il est au contraire l’incarnation du Mal, en témoignent ses derniers mots qui sont :

 

« If one good deed in all my life I did
 I do repent it from my very soul. » 

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, V, 3, 188-189

Lavinia fille de Titus rappelle la fille de Lavinius dans l’Enéïde, qui épousera Enée au chant VII ; ainsi chez Titus se condense une épaisseur héroïque romaine : celle d’Enée et de ses descendants. D’ailleurs, les dix ans passés à combattre les ennemis de Rome (« Ten years are spent since he first undertook the cause of Rome ») rappellent les dix ans de la guerre de Troie.

La pièce traite ainsi d’une décadence, celle de l’héroïsme : celui-ci échoue ou s’égare (Titus) au profit d’un anti-héroïsme (Aaron, voire Titus qui finit par vaincre Tamora par la ruse et non par le courage).

Enfin, dans Troilus et Cressida, maintes figures de héros homériques apparaissent dévoyées : la pièce se déroule pendant la guerre de Troie, et l’intrigue centrale en est la séparation de Toilus fils de Priam et de Cressida, dont le père est passé du côté grec. Cressida se révèle infidèle, à rebours des héroïques amants de Roméo et Juliette. C’est surtout le personnage d’Achille qui semble à lui seul une négation de l’héroïsme : orgueilleux, paresseux, peureux, il va jusqu’à faire massacrer Hector par ses Myrmidons (Acte V).

Ainsi, on observe une certaine continuité, dans ces trois oeuvres, dans la représentation dévoyée du héros et de l’héroIsme. Chez Titus, Achille ou Thésée, sont dévalorisés les attributs héroïques : c’est l’héroïsme même (Titus) ou ses représentants les plus connus qui sont mis à mal par ces représentations, questionnant le rapport entre moralité, foi, vengeance et justice.

Ainsi, le motif de la vengeance chez Ovide amène une perspective inédite sur la relation entre moralité et foi, dont Shakespeare hérite en partie.

Dans les oeuvres d’Ovide, l’individu acquiert une épaisseur psychologique inédite pour son temps : par les formes narratives, les genres choisis, et les choix de réécriture de la tradition, les passions individuelles des personnages se développent et se complexifient. Au delà de la simple réecriture d’un topos élégiaque(Les Héroïdes )ou épique(Les Métamorphoses), cette focalisation sur le ressenti de personnages divers revêt une dimension sinon contestataire, du moins transgressive vis-à-vis de la tradition littéraire et d’une pensée qui privilégie l’harmonie du tout au détriment de l’expression individuelle.

Nous verrons également en quoi Shakespeare se fait en cela aussi héritier d’Ovide, lui-même inspiré de sujets tragiques grecs. Chez les deux auteurs, on retrouve cette mise en scène de l’individuation, voire du conflit entre individu et société.

Ainsi les Héroïdes constituent un objet littéraire inédit pour son temps, tout en reprenant un héritage mythologique latin et grec : le recueil se présente sous la forme d’un ensemble de lettres( leur titre latin était initialement les Epistulae Heroidum) adressées pour la plupart à des héros mythologiques par les femmes qui les aiment et/ou qu’ils ont laissés derrière eux.

Certes, elles peuvent être à certains égards considérées comme la réécriture d’un topos : la plainte et l’expression d’une douleur subjective dominent, faisant du recueil un modèle d’élégie romaine, genre qui était en renouveau sous Auguste, avec des contemporains tels Properce, Tibulle ou Horace. Cependant, le caractère inédit des Héroïdes vient du choix de l’épistolarité autant que des sujets de l’élégie. Dans les Elégies de Properce ou celles de Tibulle, la plainte provient, la plupart du temps d’un amant, adressée à son amante, Cynthia ou autre. Et c’est bien dans cette veine que se situent les Amours d’Ovide, première de ses oeuvres, publiée en -14 ou -15. Mais les Héroïdes donnent la voix aux femmes, des femmes évoquées certes dans les grands textes mythologiques connus d’Ovide, mais peu considérées dans leur individualité. On pensera notamment au personnage d’Hélène de Troie, personnage féminin central dans L’Iliade et l’Odyssée puisque c’est son enlèvement par Pâris qui provoqie le conflit : considérée souvent comme responsable du désastre et des souffrances des grecs et troyens, se reconnaissant elle-même fautive dans l’Odyssée, on s’intéresse peu dans les textes à son ressenti individuel avant les Héroïdes : la lettre XVII constitue une réponse d’Hélène aux avances de Paris. Oscillant entre le blâme, l’éloge et la crainte, le ton de la longue lettre exprime le dilemme de l’héroïne, prise entre culpabilité et méfiance, et son amour naissant pour le prince. Tout en respectant les codes de l’épistolarité, qui conservent un aspect « formel » à ses paroles et lui permettent de dissimuler une part de sa passion adultère, la lettre explore la complexité des sentiments d’Hélène et de sa situation. L’expression de sa subjectivité entraîne à nouveau une identification avec elle, qui amène à reconsidérer sa culpabilité telle qu’elle est présentée par la tradition.

De même, la lettre III est adressée par Briséis à Achille : dans l’Iliade, ce personnage n’apparaît quasiment que dans la querelle entre Achille et Agamemnon : captive d’Achille pendant la guerre de Troie, elle est l’objet de la jalousie d’Achille envers Agamemnon. Elle a ainsi, dans l’Iliade, un statut servile et impuissant. Cette Héroïde III lui donne voix pour exprimer son sentiment de trahison et d’impuissance suite au départ d’Achille : à rebours de l’épopée nationale, ces Héroïdes mettent en valeur les “oubliées” ou “lésées” dans leur souffrance et passion individuelle, comme contrepoint aux textes premiers.

De même, chez Shakespeare, on trouve cette mise en avant de la passion ou du sentiment individuel comme contrepoint au, voire contestation du groupe ou de l’histoire : ainsi, dans Titus Andronicus, comme dans Coriolan, l’intrigue suit la chute d’un individu (d’une famille pour Titus) qui se mêle du pouvoir politique.

Titus comme Coriolan subit le contrecoup social d’une gloire acquise à titre personnel : tous deux sont, en début de pièce, des hommes de guerre et d’exploits : c’est ce qui témoigne de leur valeur aux yeux de la société, comme l’exprime Marcus acceuillant son frère Titus à son retour de Rome :

 

« Long live Lord Titus, my beloved brother ,
 Gracious triumpher in the eyes of Rome »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, II, 1

On retrouve ceci au retour de Coriolan, décrit par un messager :

 

« I have seen 
 To hear him speak : matrons flung gloves,
 Ladies and Maids their scarfs and handkerchers
 Upon him as he pass’d »

 
  --Shakespeare, Coriolan, II, 1

Ainsi, nous avons deux personnages dont la gloire martiale, la valeur individuelle vont les orienter vers la charge publique tout en les détruisant : Titus verra sa famille décimée par la vengeance des Goths qu’il a lui-même ramenés à Rome, Coriolan sera corrompu jusqu’à la folie par l’ivresse du pouvoir et par la trahison de ses alliés volsques après avoir lui-même trahi sa patrie. On voit donc qu’un des thèmes centraux de ces deux pièces porte sur le pouvoir, et précisément sur la fracture entre valeur individuelle et reconnaissance sociale et politique. On pourrait retrouver ce thème, central dans l’oeuvre de Shakespeare, avec le personnage de Timon dans Timon d’Athènes : ancêtre du Misanthrope, Timon fait l’expèrience d’un déclassement social qui le porte jusqu’à la misère. Ce nouveau statut le laisse seul et l’amène à reconsidérer l’importance du regard de la société sur l’individu : désabusé sur ses anciens courtisans, sa misanthropie est un exemple quasi-caricatural du conflit entre l’individu et la société.

On retrouve ainsi ce thème, d’Ovide à Shakespeare : le hiatus entre individu et groupe, valeur personnel et pouvoir politique, par la focalisation sur les passions individuelles au détriment de la raison : Les Héroïdes, Timon, Coriolan ou Titus sont des personnages poussés à bout, jusqu’à l’hybris et la folie, par la société ou l’histoire.

Dans une partie de l’oeuvre d’Ovide comme dans celle de Shakespeare, les passions sont premières, et contrôlent le monde et sa représentation, non la raison. Nous mettrons en relation ce constat avec le contexte de production de ces oeuvres, pour montrer la dimension politique et morale de la représentation d’un monde régi par l’instabilité des passions, le mouvement. Ici nous nous éloignerons temporairement du corpus et du thème de la vengeance en lui-même, pour comprendre plus largement que la représentation des passions-dont la vengeance-, par une esthétique baroque du débordement et de l’instable, porte un questionnement sur l’humain.

Nous reprendrons la définition que donne H.Bardon dans son article « Ovide et le Baroque » [9] : “j’entends “baroque”, au sens le plus large, celui d’une plénitude de vie qui ne s’accomode pas des ordonnances classiques, et les remplace par une sorte de dynamisme tourmenté et explosif “.

On peut discerner chez Ovide une oscillation esthétique entre classicisme et baroque : nous reprenons ces qualificatifs –qui pourraient paraître anachroniques- de l’article cité précédemment. Si l’Art d’Aimer, par sa forme même de traité, suggère le clacissisme du contenu – c’est un traité urbain, destiné au jeunes gens, et dans lequel on retrouve les caractéristiques du clacissisme : lucidité, valorisation du paraître, du déguisement, préceptes -, les Amours comme les Métamorphoses recèlent des éléments qui rompent avec cette esthétique.

Ainsi, chez Ovide comme chez Shakespeare, l’individu et l’oeuvre sont emprunts d’une esthétique baroque qui met scène le débordement, l’excès des passions et leur primauté sur la raison. Cette instabilité permanente pourrait faire penser au relativisme de Montaigne et à sa conception d’un individu et d’une subjectivité toujours en mouvement : « le monde n’est qu’une branloire pérenne »,  « notre vie n’est que mouvement  » [10]

Ainsi, nos deux auteurs, à travers les oeuvres étudiées, amorcent une rupture dans la conception de l’individu et son rapport à la société et l’ordre politique : explorant les conflits entre l’individu et la société par une esthétique du mouvement et du déséquilibre des passions, ils présentent l’individu comme incontrôlable par la raison ou l’ordre : tel Phaéton, que même le conseil de son divin père Apollon ne dissuade pas de diriger le char du soleil, l’essence humaine échappe à toute emprise sociale ou politique.



[1] Évelyne Scheid-Tissinier, « Les revendications de la vengeance dans les plaidoyers attiques », in Les régulations sociales dans l’Antiquité, éd. par Michel Molin, Histoire (Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2015), 97‑113, http://books.openedition.org/pur/20336.

[2] Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce - Louis Gernet sur Librairie numérique , s. d., http://ebook.la-croix.com//rebooksecherches-sur-le-developpement-de-la-pensee-juridique-et-morale-en-grece.

[3] Tragédies. Tome VI, 2e partie: Les Bacchantes - EURIPIDE, 2013, https://www.lesbelleslettres.com/livre/2858-tragedies-tome-vi-2e-partie-les-bacchantes.

[4] « Les Métamorphoses d’Ovide (3/4) : Les passions des dieux », France Culture, consulté le 27 avril 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-metamorphoses-dovide-34-les-passions-des-dieux.

[5] Diane Larquetoux, « La Crise des valeurs héroïques dans Titus Andronicus de Shakespeare », Études Épistémè. Revue de littérature et de civilisation (XVIe – XVIIIe siècles), no 14 (1 octobre 2008), https://episteme.revues.org/723.

[6] Tusculanes. Tome I : Livres I-II §1, les Belles Lettre, CICÉRON, 1930 : " Quae enim tanta gravitas, quae tanta constantia, magnitudo animi, probitas, fides, quae tam excellens in omni genere virtus in ullis fuit, ut sit cum maioribus nostris comparanda?"

[7] Exode 21,23-25 : "Mais si malheur arrive, tu paieras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure." Lévitique, 24,17-22 : "Si un homme frappe à mort un être humain, quel qu'il soit, il sera mis à mort. S'il frappe à mort un animal, il le remplacera - vie pour vie. Si un homme provoque une infirmité chez un compatriote, on lui fera ce qu'il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent; on provoquera chez lui la même infirmité qu'il a provoquée chez l'autre".

[8] Larquetoux, « La Crise des valeurs héroïques dans Titus Andronicus de Shakespeare »

[9] Niculae I Herescu, Ovidiana: recherches sur Ovide. (Paris: Les Belles Lettres, 1958).

[10] Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Édition revue et complétée., Collection Folio Essais 217 (Paris: Gallimard, 1993).

Mouvement culturel et artistique s’étendant de la fin du XVe au début du XVIIe siècle, la Renaissance anglaise se développe sur l’ arrière-plan politique et social mouvementé des guerres civiles. On fait généralement commencer cette Renaissance anglaise dans les années 1520 et on situe son apogée avec le règne d’Élisabeth Ire (1558-1603) : on peut donc considérer que Shakespeare, et particulièrement dans les pièces qui composent notre corpus, est un représentant emblématique de cette pèriode qu’il a contribué à façonner. Ainsi, nous pouvons légitimement nous demander pourquoi la représentation des passions et particulièrement de la vengeance, caractéristique de son oeuvre, était un thème privilégié dans l’écriture et la culture de son temps : si on devine un goût prononcé chez l’auteur pour ce motif et l’exploration psychologique qu’il permet, nous verrons en quoi l’époque elle-même, le contexte politique, social et culturel ont pu amener le dramaturge à le développer dans ses oeuvres, donnant lieu souvent à une conception nouvelle du théâtre.

Voyons en quoi Shakespeare a pu, dès sa jeunesse, être mis au contact de l’oeuvre d’Ovide, et en quoi cela en fait un homme caractéristique de son temps, un homme Renaissant. Son parcours scolaire, son éducation littéraire et humaniste expliquent en grande partie la proximité de son oeuvre et de celle d’Ovide. Nous verrons en effet que, dans le mouvement général de redécouverte des Anciens caractéristique de l’époque de Shakespeare, le poète ovidien occupe une place privilégiée; nous laisserons pour le moment (Cf 2) les éléments qui expliqueraient les affinités particulières qui ont pu pousser Shakespeare à privilégier personnellement le corpus ovidien.

Le mouvement renaissant en Angleterre, comme un peu plus tôt en France, se caractérise par un mouvement de redécouverte des textes anciens, amorcé par de nouvelles traductions anglaises, qui vont valoriser (ou revaloriser) l’exercice même de la traduction dans la formation scolaire : on note, entre autres, une nouvelle génération de traducteurs : Vives, un théoricien majeur de la pédagogie humaniste et disciple d’Erasme, et son traité de 1531, De tradendis disciplinis (“de la transmission des savoirs”)- il y propose une réforme de l’éducation dans laquelle le savoir du maître, au lieu d'être tourné vers lui-même, serait dirigé vers l’édification chrétienne de l’élève-, Thomas North et sa traduction de Plutarque (Parallel Lives), Arthur Golding pour Ovide en 1597 (The Metamorphosis) [11] . Cette vague de retour et d’étude des textes latins et grecs témoignent d’un regain d’intérêt pour l’antiquité chez les hommes de lettres de l’époque, mais également d’une maîtrise des langues anciennes – du moins du latin- permise par un système éducatif permettant leur apprentissage.

Ainsi Shakespeare commence sa scolarité au temps de la réforme édouardienne des Grammar Schools, établissements secondaires réservés jusqu’au milieu du 16 e siècle à l’élite sociale : Edouard VI fait ouvrir les Free Grammar Schools, qui fournissent un enseignement gratuit à ceux qui ne peuvent pas payer de frais d’inscription. William Shakespeare, fils d’un notable et d’une mère aristocrate, n’en bénéficie pas particulièrement, mais du fait de cette réforme sa culture sera celle d’une plus grande part de ses contemporains : sa connaissance d’Ovide peut à ce titre être considérée comme partagée lors de ses premières représentations.

Shakespeare entre à la Grammar school de Stratford à 7 ans en 1571, qui a été réformée en Free grammar School en 1553 : le pillier de l’enseignement y est le latin, par la grammaire et la littérature.

Il y suit donc un cursus scolaire bien planifié, sous la direction du professeur Simon Hunt (1571-75), puis de Thomas Jenkins (1575-79), deux professeurs venus d’Oxford, particulièrement compétents dans l’enseignement et la maîtrise de la langue. Johnatan Bate, dans son ouvrage Shakespeare and Ovid, nous détaille les étapes de cet enseignement :

Principes pédagogiques Ouvrages étudiés Etude d’Ovide
1er stade -apprendre par la répétition, à lire mais aussi à parler et écrire latin: “learning by rote”.

-William Lily : A Shorte introduction of Grammar / Brevissima institutio

-traduction : Culmannus Sententiae Pueriles.

-extraits des Métamorphoses
2e -entraînement à l’éloquence : la rhétorique , imiter la prolixité des Anciens.

-Erasme: De Copia

-extraits de textes latins : Ovide occupe une place importante, considéré comme l’auteur le plus prolixe [a] .

-extraits des Métamorphoses et des Tristes
3e (upper-schools)

-thèmes latins : l’imitation (ex: écrire des lettres dans le style des Héroïdes )

-accès aux textes entiers (plus seulement les extraits)

-Aphtonius : Progymnasmata:

-Mirandula : Illustrium Flores Poetarum (collection d’extraits de poèmes : ovide surrepresenté.)

“ extensive reading and memorizing of the Metamorphoses was almost universally recquired in sixteenth-century grammar schools “(21)

-les Héroides, Fastes , Tristes aussi étudiés .

On constate ici que l’apprentissage par coeur et plus particulièrement l’imitation des textes anciens sont au coeur de l’apprentissage qu’a suivi Shakespeare : Ovide est à son tour privilégié, ce que met en lumière Bate en résumant la connaisance supposée des Métamorphoses par Shakespeare, en fonction de ses pièces :

  1. (livre) l’Age d’or

  2. Phaeton

  3. Actéon, Narcisse et Echo

  4. Pyrame et Thisbé , Salmacis et Hermaphrodite

  5. Ceres et Proserpine

  6. Arachnée, Philomèle et Procnée

  7. Médée

  8. Baucis et Philémon

  9. Hercule

  10. Orphée , Pygmalion , Venus et Adonis

  11. Alcyone et Ceyx

  12. Ajax et Ulysse

  13. Hécube

On voit donc qu’Ovide était un auteur emblématique à l’époque de Shakespeare, pour plusieurs raisons : tout d’abord, Ovide était considéré comme l’auteur le plus prolixe (cf plus haut) des anciens, par la taille de son oeuvres et son  « agilité poétique », sa  « virtuosité » verbale [12] , qualificatifs que ses contemporains attribueront également à Shakespeare :  « Ovid was the epitome of poetic stylishness » (p2).

A ce titre il restait un modèle stylistique et poétique. Ensuite, par la philosophie ou l’esthétique qui se dégageait de son oeuvre, et qui semble trouver écho dans les aspirations de l’époque (Cf I-C). C’est en effet le mouvement et la transformation qui sont associés à l’homme, et même à l’être en général chez Ovide, comme on l’a vu ; ce « flexible self » [13] (être mouvant ou flexible) était emblématique de la génération renaissante. Justement, la théorie de la métempsychose, développée au livre XV des Métamorphoses, établit le mouvement et la transformation comme principes vitaux et cosmiques, à travers le personnage de Pythagore :

 

« Omnia mutantur, nihil interit ; errat et illinc 
 Huc venit, hinc illuc et quoslibet occupat artus 
 Spiritus eque feris humana in corpora transit 
 Inque feras noster nec tempore deperit ullo »

« Tout change, rien ne périt ; le souffle vital circule, il va de ci de là et il prend possession à son gré des êtres les plus différents ; du corps des bêtes il passe dans celui des hommes, du nôtre dans celui des bêtes ; mais il ne meurt jamais. »

 
  --Ovide, Métamorphoses, XV, 165-168

Ici la transformation d’un être en un autre devient métaphore de celle d’un poète en un autre : Ovide devient le symbole d’une  « renaissance » et d’une filiation poétique.

Ovide, Shakespeare peut être considéré comme un  « produit de l’humanisme renaissant de son temps. »

Dans Venus et Adonis, on lit l’épigraphe, tirée des Amours :

 

« Vilia miretur vulgus ; mihi flavus Apollo
     Pocula Castalian plena ministret aqua » 

« la foule ignorante peut admirer des choses communes ; moi, ce que je demande, c’est qu’Apollon aux boucles d’or me verse à pleine coupe l’eau de Castalie »

 
  --Ovide, Les Amours,I,XV,35-36

Par cette inscription liminaire, référence au poète latin, Shakespeare inscrit son poème, et son écriture dans la filiation directe d’Ovide (de plus, le poème reprend la métamorphose d’Adonis au livre X des Métamorphoses). On trouve par ailleurs de nombreuses références directes à l’oeuvre de ce dernier.On pense notamment à Titus Andronicus :

 

« -Lucius, what book is that she tosseth so ?
  -Grandsire,’tis  Ovid’s Metamorphoses;
     

My mother gave it me. »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, IV,1,41-43

Dans la pièce, la vengeance de Titus est permise par le livre même des Métamorphoses : sa fille Lavinia lui indique sur l’ouvrage le passage de Philomèle et Procné (Livre VI), ce qui conduit Titus à faire le lien entre l’histoire de Philomèle, violée et mutilée, et celle de Lavinia.

On constate ainsi une proximité particulière entre les deux auteurs : Shakespeare s’inspire de son prédecesseur et le revendique comme source majeure de son oeuvre, poétique comme théâtrale. Penchons-nous sur ces affinités littéraires :

On a vu que le style même d’Ovide, jugé « prolixe  »(dans le bon sens du terme ), « virtuose  », « fleuri  » inspire le mouvement renaissant dans son ensemble : à son tour Shakespeare se distingue, très tôt, par sa remarquable aisance dans les exercices d’écriture scolaires, et fut qualifié de « sweet-tongued » (à la langue charmante, douce). Sa prédilection pour l’auteur se ressent par les thèmes et l’écriture de ses pièces : l’érotisme, le désir, le jeu de cache-cache, la mythologie sont la toile de fond de toute son oeuvre. Comme Ovide, Shakespeare aborde également le thème de l’hésitation, et surtout, explore l’extrême dans les passions humaines, notamment la rancoeur et la pulsion vengeresse : les personnages emblématiques de ses pièces, Hamlet, Titus, Timon, les amants du Songe, Coriolan, sont aux prises avec des émotions et des situations extrêmes, qui les poussent à la vengeance.

Shakespeare se positionne aussi, tel Ovide, à la fois comme un héritier et comme un novateur, réécrivant des thèmes mythologiques pour en faire un genre nouveau ; Ovide lui aussi reprend une mythologie gréco-latine bien connue pour proposer la mise en forme inédite des Métamorphoses.

On peut ainsi voir à travers l’oeuvre de Shakespeare que ses lectures d’Ovide l’ont formé littérairement et esthétiquement dans le traitement et la représentation des passions en général : nous verrons en quoi c’est particulièrement le cas dans la représentation de la pulsion vengeresse.

Mais Shakespeare a également contribué activement à faire d’Ovide une référence littéraire et esthétique : mettant Ovide sur la scène populaire, il diffuse plus largement au public du théâ de 1600 la culture mythologique et le style d’Ovide.

On peut voir cette volonté d’imposer le texte ovidien dans ses oeuvres par le fait que Shakespeare soit allé directement puiser aux textes sources, sans se contenter de se référer aux traductions d’Ovide qui fleurissaient en Europe :

si Ben Johnson a pu dire de lui qu’il ne connaissait que « peu de latin”, il est évident d’après ce que nous avons vu précédemment qu’il maîtrisait au moins la lecture du latin, et surtout le texte ovidien qu’il avait lu dans sa jeunesse.

Ainsi, à rebours des tentatives nombreuses de «  moralisation  » d’Ovide par les traducteurs de l’époque – des textes comme les Amours et l’Art d’aimer, jugés licencieux par certains, étaient largement remaniés, voire tronqués dans les traductions [14] - on déduit de ses pièces que Shakespeare a contourné cette « censure  » pour accéder au texte ovidien premier.

On en voit la preuve dans certains passages de ses oeuvres, par la présence de détails qui, existant chez Ovide, ont disparu dans les traductions :

Ainsi dans La Tempête, le discours de Prospero qui renonce à sa magie contient un détail concernant une espèce d’arbre :

 

« Have I given fire and rifted Jove's stout  oak
 With his own bolt »

« le tonnerre aux éclats terribles a reçu de moi des feux ; j’ai brisé le chêne orgueilleux de Jupiter avec le trait de sa foudre »

 
  --Shakespeare, The Tempest, V, 1

Dans le texte d’Ovide tiré des métamorphoses, et dont est visiblement inspiré ce discours, on trouve bien

“convulsaque robora “

Or, dans la traduction qu’a réalisée Golding des Métamorphoses, l’espèce d’arbre n’est pas précisée : Shakespeare a donc très probablement étudié le passage original d’Ovide.

Intéressons-nous premièrement à un aspect du théâtre de Shakespeare, qui, s’il n’est pas présent dans toutes ses pièces de façon aussi évidente, semble toujours présent, sous la forme de mots, de suggestions, au coeur des relations entre les personnages : sa violence, qui trouve son apogée avec la mise en scène de la vengeance, nous le verrons avec la pièce de Titus Andronicus. Quelles sont les raisons du déversement de violence et d’atrocité sur la scène de Titus, qui fut acclamé lors de sa première représentation en 1594 [15] , et qui nous paraît, à nous aujourd'hui, invraisemblable ?

La société anglaise de la Renaissance est une société bouleversée par les guerres civiles :

On fait commencer la période avec la fin de « la guerre des Deux-Roses », une série de guerres civiles qui ont eu lieu en Angleterre entre la maison royale de Lancastre et la maison royale d'York. Cette « guerre des roses », liée aux droits de succession, débute en 1455 et prend fin en 1485, quand le dernier des rois Plantagenêt, Richard III, meurt sur le champ de bataille et que Henri Tudor devient roi sous le nom d'Henri VII, fondant la dynastie des Tudors. Les Tudors, comme les Stuarts, sont confrontés à des accusations d’usurpations qui fragilisentleur ascendant sur la société civile et politique ; par ailleurs, la résurgence des guerres de religion en France en 1580 et 1590, la rupture entre Rome et la Couronne en 1534 suite à l’annulation du mariage d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon renforcent la crainte d’une guerre civile en Angleterre. Ainsi, un impératif du monarque aux alentours de 1600, est d’affirmer la légitimité de la dynastie au pouvoir et de sa politique- violente, celle où règne l’exécution publique et la torture [16] . L’enjeu premier est de maintenir la paix civile. Ce sera l’objectif des philosophes politiques témoins des conflits civils un demi-siècle plus tard, tel Hobbes pour qui les lois politiques et la toute-puissance du souverain s’enracinent dans cet impératif de cohésion sociale, pour empêcher la division civile [17] .

Voyons que l’œuvre de Shakespeare s’inscrit dans ce contexte renaissant en proposant une représentation de la violence entre promotion et distanciation critique du pouvoir- et surtout de la politique de « Terreur » menée par Élisabeth Ire.

La pièce de Titus Andronicus est sur ce point particulièrement intéressante : raillée par Samuel Johnson dans sa version annotée de The Plays of William Shakespeare au XVIIIe siècle ( « on ne peut que très difficilement concevoir qu’un public, quel qu’il soit, puisse tolérer la barbarie des scènes et le massacre général qui sont exhibés »), qualifiée par Robertson de  « pièce la plus grossièrement repoussante de tout le théâtre anglais » en 1905, de « l’une des pièces les plus stupides et moins inspirées jamais écrites » par T.S Eliot en 1927, Titus Andronicus impressionne et choque les modernes par sa violence et jouit depuis le XVIIe siècle d’un discrédit général parmi la critique.

Cependant, Isabelle Blanchet-Beucher montre, en reprenant l’histoire scénique de la pièce, que les premières représentations de la pièce au Rose Theater furent un grand succès : publiées 4 fois entre 1594 et 1623, ce n’est qu’après le XVIIe qu’elle fut jugée contraire à la bienséance, notion qui n’existait d’ailleurs pas telle quelle à l’époque de Shakespeare.

Et c’est sans doute parce que le public auquel s’adressait la pièce était visiblement accoutumé à la violence et à l’exhibition de cadavres sur la place publique (on rappellera qu’à la fin de la pièce de Titus, les cadavres de Titus, Lavinia, Tamora et Saturninus sont supposés joncher la scène) [18] : le règne élisabéthain faisait régner une sorte de Terreur justicière, promouvant à coup d’exécutions publiques l’image implacable du régime et de la loi. Ainsi dans Titus, les effusions de sang et de violence ne manquent pas : Lavinia mutilée, son frère tué sur scène par Titus, le bras coupé de celui-ci, les têtes de ses deux fils apportées par un messager, etc… Mais ce qui est montré sur scène, donné à voir, ce n’est pas seulement la violence elle-même, c’est sa contemplation par les personnages de la pièce : on voit dans Titus des personnages aux prises avec l’image d’une violence et d’une vengeance terrible. Cela a un double effet : d’une part le spectateur vit –ou revit, pour le public de l’époque- les démonstrations sanglantes d’un pouvoir implacable, ce qui a un effet de catharsis (la purgation des passions, ici des passions individuelles qui pourrait pousser à enfreindre la loi et de soumission au dit pouvoir) ; d’autre part, par la mise en scène d’un regard sur la violence et non plus de la violence elle-même, la pièce crée une distanciation d’avec les bienfaits de ces démonstrations de force sur la place publique : on a donc une reflexion sur la violence et sa représentation.

Ainsi, à la scène I de l’Acte III, un messager amène à Titus les têtes tranchées de ses deux fils, que l’empereur a fait exécuter :

 

« Enter a messenger with two heads and a hand
(…)
Marcus: But sorrow flouted at is double death.
Lucius : Ah , this sight should make so deep a wound 
And yet detested life not shrink thereat (…) 
Titus : Ha, ha, ha » 
« Entre un messager portant deux têtes et une main 
(…)
Marcus : Mais la douleur bafouée est une double mort 
Lucius : Ce spectacle peut-il faire une telle blessure
Sans laisser s’enfuir une vie abhorrée ?(…) 
Titus : Ha, ha, ha »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, III, 1

On voit ici les différentes réactions des personnages devant l’horreur qui leur est présentée : Marcus et Lucius souffrent jusqu’à implorer la mort, Titus devient fou, avant d’invoquer la malédiction sur ses bourreaux et de devenir une figure de la Némésis :

 

« For these two heads do seem to speak to me
And threat me I shall never come to bliss 
Till all these mischiefs be returned again 
Even in their throats that hath comitted them. »

« Car ces deux têtes, on dirait, me parlent ; elles me menacent
De ne jamais pouvoir entrer dans la félicité
Tant que tous ces forfaits ne seront pas renfoncés
Dans la gorge qui les a faits naître. »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, III, 1

La diversité des réactions face à l’horreur exhibée renvoie à la situation réelle du public élisabéthain, témoin sinon quotidiennement, du moins régulièrement de tels évènements ; mais toutes aboutiront, à la fin de la scène, au serment de venger les Andronici dans le sang de l’ennemi :

 

«  You heavy people, circle me about, 
That I may turn me to each one of you
And swear unto my soul to right your wrongs. »

« Vous, lourds de pleurs, faites cercle autour de moi,
Que je puisse à chacun m’adresser tour à tour 
Et jurer sur mon âme que vous serez vengés. »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, III, 1

Ainsi la représentation de la violence et du meurtre, accompli pourtant par l’empereur, conduit au désir de vengeance et à la sédition : la pièce de Titus Andronicus pourrait donc être une critique de la violence et de sa démonstration, qui mènent à la loi du Talion, tout en en faisant un étalage impressionnant [19] .

Le contexte politique et social en arrière-plan de la Renaissance anglaise pourrait donc avoir amené Shakespeare à privilégier ce thème de la représentation de la violence et de la vengeance à laquelle elle conduit, pour la mettre à distance.

Ce qui pourrait faire écho, de loin, au contexte d’écriture des Métamorphoses. Ovide naît un an après l’assassinat de César : la période des guerres civiles et des proscriptions ne sont pas loin, et il apparaît nécessaire pour le pouvoir augustéen de renforcer son assise par une politique conservatrice en terme de mœurs. Ainsi la violence des châtiments décrits dans les Métamorphoses pourrait, au-delà de son caractère transgressif vis-à-vis du pouvoir (cf. I, C) en place, contenir une reflexion sur le caractère inflexible et absolu du système politique, inédit pour les romains, du principat et de l’empire.

Ce questionnement shakespearien sur le pouvoir et son caractère absolu nous amène à étudier précisément quel modèle politique et social paraît triompher dans ces pièces : alors que Titus Andronicus comme Le songe d’une nuit d’été se déroulent dans un cadre politique absolu et porteur de valeurs aristocratiques ( la cour du duc Thésée à Athènes qui ouvre et clôt la seconde pièce, la Rome impèriale pour la première ), nous défendrons avec Andrew Hadfield une vision républicaine dans ces deux pièces.

Dans Titus Andronicus, on trouve en effet des éléments anti-impèriaux, et une critique de ce qui semble un régime où prime la tradition,l’hérédité et la valeur guerrière au détriment de la raison et de l’élection libre des sujets. Cela semble à Andrew Hadfield « distinct evidence of republican leanings », « leanings » ayant le sens de « tendance », pas forcément consciente chez l’auteur -celui-ci avait pourtant, sans doute, une idée assez précise de ce qu’était le système républicain romain.

On pourrait voir dans cette pièce les conséquences terribles de la tyrannie des empereurs, décadente : le personnage de Lavinia, fille de Titus mutilée par les fils de la nouvelle impératrice, fait penser à celui de Lucrèce, qu’on tente de réduire au silence et dont le mythe est repris par le Viol de Lucrèce du même auteur. Comme Lucrèce, son silence (on lui a arraché la langue) est politique : les fils de Tamora savent que le pouvoir de leur mère et le leur, fraîchement acquis, ne doit pas être discrédité par la découverte de leur méfait. Rappelons d’ailleurs que, dans la mythologie de l’histoire romaine, c'est à la suite du viol de Lucrèce que Rome serait passée de la monarchie à la République, en 509 av. J.-C : ainsi le viol de Lavinia pourrait avoir ce sens d’appeler à un changement de régime, ce qui se fait en effet à la fin de la pièce ; on passe d’un choix d’empereur par tradition (Titus appuie Saturninus parce qu’il est fils de l’empereur) à un choix par le peuple :

 

« Lucius, our emperor-for well I know 
The common voice do cry it shall be so »
« Lucius, notre empereur, - il en sera ainsi.
La voix  du peuple  le proclame, je le sais »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, V,3

Le personnage de Titus lui-même, dont on a vu qu’il faisait figure d’anti-héros, semble faire l’apologie d’un nouveau système de valeurs : avec lui meurt une société empreinte de traditions politiques et sociales. Ces fautes semblent liées à ce système de valeurs : c’est parce que Titus- il privilégie l’hérédité à la valeur personnelle en se désistant pour laisser la place d’empereur à Saturninus- obéit à l’empereur plutôt qu’au peuple que Lavinia subit ces violences.

Marcus, qui jure de venger Lavinia, rappelle le serments des instaurateurs de la république :

 

« And swear with me- as, with the woeful fere
 And father of that chaste dishonoured dame, 
 Lord Junius Brutus swore for Lucre’s rape »
 
 « Et jurez avec moi,- comme après le viol de Lucrèce
 Junius Brutus jura avec le mari et le père 
 Infortunés de cette chaste victime » 

 
  --Shakespeare, Titus Andonicus, IV, 1, 189-191

Ainsi Titus Andronicus semble une pièce militante pour l’instauration d’une république et d’un pouvoir politique partagé : on a bien l’apologie d’un régime politique basé sur la participation du peuple ; à la fin de la pièce, dans la dernière scène, Lucius empereur appelle le corps social à se réunir, à travers l’image du corps démembré de Lavinia :

 

« O, let me teach you how to knit again
This scattered corn into one mutual sheaf ,
These broken limbs again into one body » 
              
« Oh ! Laissez-moi vous apprendre à rassembler 
Ces épis dispersés en une gerbe commune, 
Et ces membres disjoints en un unique corps »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, V, 3

Enfin, on pourrait voir une opposition se dessiner entre Lucius et Titus :

Patriarchat / Ancien régime politique Régime républicain et mixte
  • Titus

  • l’honneur et la préservation de l’hérédité au pouvoir.

  • division / vengeance du sang (a rapport à l’honneur)

-Lucius

-Marcus

-la valeur personnelle / individuelle du monarque.

-concorde et concert, vengeance justicière. (nouveau type de justice)

Voyons que le thème même de la vengeance implique la notion dramatique de « tragique »: le tragique dont on trouve la définition chez Aristote, mais également le tragique propre à Shakespeare, qui s’inspire mais s’écarte aussi de ce dernier. Nous pouvons ainsi mettre en avant le choix proprement « thématique » de la vengeance opéré par Shakespeare dans certaines de ses pièces : le dramaturge s’est inspiré d’un des thèmes les plus tragiques abordés par les textes antiques.

On n’a pas de certitude quant à la connaissance qu’avait Shakespeare du texte d’Aristote, la Poétique : rappelons-le, il ne connaissait pas le grec, et il n’est pas certain qu’il ait lu exhaustivement les traductions anglaises du philosophe grec. Cependant il est sûr qu’il connaissait la définition (dans les grandes lignes) qu’Aristote y établit du tragique :

 

« C’est une imitation faite par des personnages en action, et non par le moyen de la narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre »

 
  --Aristote, Poétique, VI

Selon Aristote, la tragédie suscite pitié et crainte ; on lit plus loin qu’à cet effet, le héros tragique doit être de préférence innocent des malheurs qui lui arrivent.

Ainsi, dans la tragédie au sens où l’entend Aristote, c’est une sorte de fatum qui doit être à l’origine de l’intrigue, et s’abattre sur le ou les héros.

A ce titre, la vengeance peut constituer un thème en lui-même tragique. Dans la mythologie et le théâtre grec, un acte de vengeance engendre parfois une malédiction qui s’étend à tout une famille. C’est le cas pour les Atrides : la malédiction de Pélops rejaillit sur les générations suivantes, Atrée et Thyeste, puis Agamemnon et Ménélas, enfin Oreste et Electre. De même dans les Métamorphoses, les multiples histoires apparaissent liées les unes aux autres, souvent, au sein de chaque livre et parfois entre les livres. Une même vengeance entraîne des métamorphoses en cascade : ainsi au livre neuf, Hercule tue le centure qui a cherché à lui enlever Déjanire ; cet acte donne lieu à sa propre métamorphose( Jupiter l’enlève au ciel ), puis au récit des métamorphoses ayant touché les proches d’Hercule ou ayant un lien avec son histoire. La vengeance dans ces textes est donc liée à un certain fatum, une fatalité qui emporte les personnages sans que ceux-ci en soient nécessairement responsables.

On remarque que le tragique de la vengeance concerne dans ces textes aussi bien ceux sur qui la vengeance s’abat que les acteurs de la vengeance : l’acte de vengeance peut échouer à rétablir l’ordre, mais elle est souvent une réponse à une violence ou injustice subie. Elle peut être, comme le dit Jean bollack dans « Shakespeare et la tragédie antique [20] , la réponse des faibles ou des exclus de l’ordre social, dirigée contre cet ordre qui les a lésés : ainsi la vengeance de Médée dans la Médée de Sénèque peut apparaître comme la lutte d’un personnage abandonné au profit des conventions ( Jason épouse un meilleur « parti », la fille du roi , alors que Médée n’a plus aucun statut lorsqu’elle arrive avec Jason à Corinthe ). Ainsi, lorsqu’elle provient d’un « exclu » ou « lésé », en position de faiblesse, la vengeance prend un caractère hautement tragique car elle témoigne de cette souffrance et souvent, le personnage est conscient d’engendrer pour lui-même une souffrance encore plus grande : Médée tue ses propres enfants (« occidant, non sunt mei ; pereant, mei sunt . »).

Chez Ovide, ces sont les Héroïdes qui véhiculent le plus évidemment ce pathos, suscitant par la description de la souffrance des héroïnes une pitié pour ces femmes abandonnées et lésées par les héros(Cf I, B). Cependant c’est dans les Métamorphoses que l’on retrouve cette double caractéristique de la pitié et de la crainte, suscitées par la forme même du récit et l’impression qui s ‘en dégage, et dont on a déjà parlé, que le mouvement et les passions, des dieux comme des hommes, sont incontrôlables et emportent tout sur leur passage, criminels (Térée) comme innocents (Actéon, Hermaphrodite).

C’est une différence fondamentale qu’on peut établir entre l’œuvre d’Ovide et celle des tragiques grecs (et qui laisse penser que Shakespeare s’est insipré de ce celui-ci bien plus que des derniers pour plusieurs de ses œuvres, bien qu’Ovide n’ait pas écrit de théâtre) : alors que, dans la plupart des tragédie grecques, l’ordre social et politique de la polis est la plupart du temps représenté sur scène, par le chœur ou un personnage, et qu’il finit par triompher et être rétabli- au prix parfois de grandes souffrances- cet ordre chez Ovide est mouvant et ne peut constituer une fin en soi : l’ordre des Métamorphoses est davantage un flux, qui passe par la souffrance sans être lésé ni rétabli à proprement parler. La tragédie grecque représente des « excès » ou passions individuelles qui sont des exceptions à côté de la règle de la polis et ne remettent pas en cause celle-ci [21] ; chez Ovide, il n’y a pas d’ordre posé comme début ou comme fin : on a vu que les Métamorphoses commencent par la description d’un chaos initial( Cf I, A), et si le livre XV s’achève par un éloge d’Auguste et une prière pour son règne, il s’ouvre par la théorie de Pythagore qui affirme que la seule constante du monde est le mouvement, ce qui semble peu compatible avec la vision d’un pouvoir politique impèrial tout-puissant et conservateur.

Ainsi, chez Ovide, ce qui fait le tragique de la vengeance, et qui a pu inciter Shakespeare à reprendre cette conception de la vengeance pour ses tragédie, est qu’elle ne « résoud » pas le conflit ou ne mène pas au rétablissement final de l’ordre : elle vient plutôt mettre en question le fait qu’il y ait un ordre quelconque, une justice supérieure.

En effet, dans les Métamorphoses, les passions des dieux, dont nous avons vu qu’elles mettent en question la justice et la légitmité de l’ordre cosmique et même politique, sont aussi tragiques dans la mesure où les dieux souffrent de mêmes excès que les hommes, à savoir, souvent, la jalousie ou le désir. Le désir surtout, les condamne à souffrir, c’est à dire littéralement à « subir » (patior , pascô) la violence d’un manque( Salmacis et Hermaphrodite) ou d’un affront (Pallas et Arachné). Alors, dans les actes de vengeance décrits dans les Métamorphoses, on retrouve bien le lexique de la souffrance associée à la divinité :

Ainsi Pallas prise de colère devant le succès d’Arachné :

 

«  Doluit  successu flava virago »
 

 
  --Ovide, Métamoprhoses, VI, 30

De même Latone ordonnant à ses enfants de punir Niobé qui se vante de lui être supèrieure :

 

« Nec hic  dolor solus  »

 
  --Ovide, Métamorphoses, VI, 210

Ou encore Junon se vengeant du divin Tirésias pour l’avoir contredit dans son débat avec Jupiter :

 

« Nec pro materia fertur  doluisse  suique
 judicis aeterna damnavit lumina nocte »

 
  --Ovide, Métamorphoses, III, 334-335

On constate ici que les dieux mêmes ovidiens sont impuissants, en un certain sens, face à leurs passions, qu’ils en pâtissent au sens où ils la subissent, alors même qu’ils sont ceux qui se vengent et qu’ils entraînent la souffrance des autres. A rebours d’une vision stoïcienne de la divinité et de l’être, les dieux sont tout-puissants sans être au-dessus des aléa des passions : ils partagent celle-ci avec les hommes, voire en sont l’exaggération car ils ont pour les assouvir une force que les humains n’ont pas. Ainsi la furor, folie ou passion qui mène à l’égarement et à la vengeance, caractéristique du héros tragique chez les Anciens, n’est plus comme chez eux une « exception » ni l’apanage des hommes : elle reste sous le signe du fatum mais a une portée tragique encore plus totale, car elle atteint tous les êtres du cosmos et associe la crainte du divin à la pitié que l’on ressent à la fois pour eux et pour les hommes.

De même dans Titus Andronicus et Coriolan, si la vengeance est si tragique, suscitant pour le spectateur crainte et pitié, c’est qu’elle émane de particuliers autant que de l’ordre lui-même, jusqu’à devenir le thème principal de la pièce.

Ainsi, le personnage de Titus, qu’on pourrait prendre pour un héros au début de la pièce, se révèle un anti-héros : c’est même lui qui lance la série de vengeance, en refusant de grâcier le fils de la reine des Goths. (Cf I, B et II, A). Si la reine à son tour devient l’allégorie même de la Vengeance en jurant d’exterminer toute la famille d’Andronicus (fin de l’acte I), Titus à son tour tue Tamora et ses fils, ainsi que l’emprereur( fin de la pièce ) : le spectateur peut voir en Tamora un personnage tragique aussi bien qu’en Titus ; elle est en effet la première à « subir », implorant Titus en vain. Ce qui est particulièrement tragique est le triomphe de la loi du Talion, qui fait que l’intrigue ne progresse que par une succession d’actes criminels des deux parts qui sont autant de vengeances.

Cependant, la dimension tragique de la vengeance chez Shakespeare prend une dimension explicitement politique, qu’on ne trouve chez Ovide que sous la forme voilée du mythe : dans la plupart des pièces de Shakespeare, l’action se déroule dans un cadre politique bien particulier qui la conditionne (Athènes et ses lois strictes dans le Songe d’Une nuit d’été, la Rome impèriale dans Titus).

Figure 1.1. Titus Andronicus (Extrait BBC, Éditions du Montparnasse)
Minerve et Arachné

Ce choix thématique découle ainsi de la portée tragique de la vengeance en elle-même. Voyons qu’il s’inscrit également dans l’actualité littéraire de l’époque : l’avènement d’un genre dramatique nouveau, qu’on qualifiera d’après A.H. Thorndike de « Tragédie de la vengeance ».

En privilégiant ce thème dans ses pièces, et particulièrement dans Titus, Shakespeare se pose en dramaturge de son temps, continuateur d’un genre dramatique nouveau caractéristique du théâtre élisabéthain.

A la fin des années 1580’s en Angleterre, la première représentation de The Spanish Tragedy, de Thomas Kyd, définit les canons d’un genre dramatique nouveau, que H.A. Thorndike, critique du XIX e s spécialiste de Shakespeare, théorise sous le nom de « tragédie de vengeance ». L’intrigue de la pièce est la suivante : un père, Hieronimo, cherche à venger le meurtre de son fils Horatio. Plongé dans un état proche de la folie par la mort de celui-ci, sa vengeance sera l’aboutissement d’une série de meurtres, en passant par sa propre mort.

Cette intrigue, dont les grandes lignes ont été reprises par des dramaturges contemporains de Kyd dans des pièces variées, permet à H.A.Thorndike de définir ainsi le genre de la « tragédie de Vengeance » :

« a tragedy whose leading motive is revenge, and whose main action deals with the progress of this revenge, leading to the death of the murderers and often the death of the avenger himself » [22]

On retrouve bien ce schéma dans certaines tragédies de Shakespeare, telles Hamlet et Titus Andronicus. L’intrigue de ces deux pièces, on l’a vu pour la dernière, tourne entièrement de la vengeance, aboutissant à un carnage final.

On voit au XVIe s se développer ce genre, avec des auteurs comme Thomas Middleton et sa pièce La tragédie du Vengeur qui paraît en 1606 pour la première fois, John Marston avec Antonio’s Revenge en 1606, et, surtout, Shakespeare avec-notamment-les pièces citées plus haut.

On a vu précédemment que le contexte socio-politique de la Renaissance anglaise expliquait, en partie, cet engouement pour le thème littéraire de la vengeance et des passions ; Christine Sukic, dans « La tragédie de la vengeance, un mal sans remède », publié dans Etudes Epistèmè, n°13, 2008, met en avant le contexte culturel et littéraire lui-même de ce regain d’intérêt pour ce thème. On constate en effet que le XVI e siècle anglais porte un intérêt particulier à l’étude des passions, notamment sous un angle médical et physiologique : parallèlement à la lecture de traités antiques tels que le De Ira de Sénèque ou les Œuvres morales de Plutarque, les intellectuels anglais lisent les traités sur les passions qui fleurissent en Europe, et en viennent à reprendre le concept hippocratique de « mélancolie » (melancholy), à savoir littéralement « la bile noire », pour désigner un sentiment de mal-être : l’époque, ou du moins une partie des intellectuels de l’époque, associe dérèglement des passions et dérèglement physiologique (on note la parution de traités tel le Treatise of Melancholy de Timoty Bright ou the Anatomy of Melancholy de Robert Burton). D’où, chez certains, l’idée que les excès passionnels-comme la colère - peuvent être controlés par les « flux », mais également l’inverse : les excès passionnels, sont pourraient à leur tour « purger » le corps et la sensation de mal-être. Dès lors, la vengeance, dans les tragédies de vengeance, peut-être vue à la fois comme pathologique et thérapeutique : symptôme d’un trouble physique, la colère trouve sa fin dans l’accomplissement de la vengeance, qui peut rétablir l’équilibre des flux. On retrouve ici une conception aristotélicienne de la vengeance (Cf I,B).

On s’intéresse d’ailleurs particulièrement au lien entre lecture et mélancolie ou dépression : ainsi, on remarque dans les tragédies de ce genre une forte intertextualité, caractéristique du mouvement renaissant en général, mais particulièrement prononcée dans ces pièces. Un motif récurrent en est en effet la présence d’un livre, d’un auteur antique la plupart du temps, auquel le personnage fait référence ou qu’il lit sur scène, et qui joue un rôle dans sa décision d’accomplir la vengeance. Sénèque est un auteur particulièrement mobilisé dans les Revenge Tragedies, ainsi que les philosophes stoïciens : ainsi dans La Tragédie espagnole de Thomas Kyd, Hieronimo atteint de « mélancolie » suite à la mort de son fils, lit un ouvrage de Sénèque (III,13) : il cite notamment des vers des Troyennes :

 

« Fata si miseros juvant, habes salutem ;
 Fata si vitam negant, habes sepulchrum »

« Si les destins aident les malheureux, tu as là ton salut ; si les destins te refusent la vie, tu as là ta sépulture ».

 
  --Thomas Kyd, La Tragédie espagnole, III,13,510-512

La résignation stoïcienne d’Andromaque, qui s’adresse à Astyanax, est chez Kyd détournée : car la lecture stoïcienne de Hieronimo attisera son désir de vengeance au lieu de l’apaiser.

On trouve donc au sein de la tragédie de vengeance cette ambiguité, cette tension entre deux discours sur la vengeance : une exhortation à la résorber( dans un esprit stoïcien), mais des actes passionnels qui sont présentés comme nécessaires à la purgation du « mal-être » dont est atteint le vengeur. Cette tension est portée par l’intertextualité, qui met en parallèle deux époques, deux sensibilités philosophiques et littéraires.

C’est bien ce qu’on retrouve dans Titus Andronicus, à la scène IV, 1, scène qui révèle le plus explicitement l’intertexte des Métamorphoses. La fille de Titus, mutilée et rendue muette, désigne à grand peine le livre des Métamorphoses dans la bibliothèque de son père. Ayant fait ouvrir le livre à l’endroit de la fable de Philomèle et Procné, (livre VI), elle permet via le texte poétique d’Ovide la révélation sur ses meurtriers qui déclenche la vengeance des Andronici :

 

« Titus : Lucius, what book is that she tosseth so ? 
Boy : Grandsire, ‘t is Ovid’s Metamorphoses (…)
Titus : What should she find ? –Lavinia, shall I read ? 
This is the tragic tale of Philomel,
And treats of Tereus’ treason and his rape ;
And rape, I fear, was root of thine annoy. »
 
«Titus : Lucius, quel est le livre qu’elle remue ainsi ? 
Lu : Grand-père, ce sont les Métamorphoses d’Ovide(…)
Titus : Que veut-elle trouver ? Lavinia, lirai-je ? 
Ceci est la tragique histoire de Philomèle, 
il y est question de la trahison de Térée et de son viol ; 
et le viol, j’en ai peur, est l’origine de son ennui.»

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, IV, 1

La reconnaissance permise par le livre d’Ovide aboutit à l’union des Andronici contre les criminels : l’intertexte ovidien, superposant le mythe et la poésie à la réalité de l’intrigue dramatique, accentue la dimension surréaliste, excessive de celle-ci et trouble les frontières génériques. On retrouve ici l’utilisation subversive que Shakespeare fait d’Ovide : le poète ici se fait vecteur de la vengeance et sa lecture attise le désir de vengeance au lieu de la détourner, à rebours de toute tentative de moralisation du poète (Cf II, B,2 ).

Ainsi, on voit que le thème de la vengeance, qui possède une dimension tragique en lui-même car il met en scène les sentiments extrêmes que sont la colère et la souffrance, s’inscrit aussi, chez Shakespeare, dans une tradition dramatique qu’il a contribuée à former, celle de la Tragédie de Vengeance. Ce genre lie régulation et dérégulation des passions chez l’individu à la lecture des Anciens, souvent pour faire de ces derniers des acteurs de la vengeance, et peut-être mettre en question la morale stoïcienne associée à certains d’entre eux.

Et le choix d’un auteur comme Ovide comme premier intertexte(Cf II, B,1 et 2), qui lui-même se pose par ses textes et les thèmes abordés à rebours du stoïcisme prôné par le pouvoir auugustéen, et qui de plus est un poète et non un philosophe comme Sénèque, est signifiant chez Shakespeare.



[11] Jonathan Bate, Shakespeare and Ovid (Oxford (GB): Clarendon press, 1994, 1993),p.6.

[12] Ibid.(p20)

[13] Ibid.(p5)

[14] Ibid.(p32) : «  late-elizabethan ovidian eroticism was difficult to reconcile with the humanist conviction that the classics should be translated because of their moral worth »

[15] Blanchet-Beucher, Les mises en scène de l’effroi.p.23

[16] Andrew Hadfield, Shakespeare and Renaissance Politics (Arden Shakespeare, 2004).

[17] Thomas Hobbes, Léviathan, Oeuvres de Thomas Hobbes sous la dir. de Yves Ch. Zarka 6-2 (Paris: JVrin Dalloz, 2004).

[18] Blanchet-Beucher, Les mises en scène de l’effroi.p.120

[19] Ibid.” la confrontation avec l’effroyable est-elle nécessaire? “

[20] Jean Bollack, « Shakespeare et la tragédie antique », Actes des congrès de la Société française Shakespeare, no 14 (1 novembre 1996): 63‑70, doi:10.4000/shakespeare.969.

[21] Ibid.

[22] une tragédie dont le thème principal est la vengeance, dont l’action principale a rapport au progrès de cette vengeance, qui conduit à la mort des meurtriers et, souvent, du vengeur lui-même.

La métamorphose revêt de nombreux aspects comiques : changement brusque qui mène à des révélations ou actions tragiques, elle peut également prendre la forme plus légère et badine du déguisement et du jeu en général, ce qui en fait un puissant vecteur comique. De plus, l’incompréhension même que suscite la métamorphose sous ses différentes formes sur scène donne lieu à tout un pannel de comiques et quiproquo shakespeariens.

La première forme de métamorphose qu’on peut trouver dans le Songe d’une nuit d’été, et qui nous fait penser le plus évidemment aux Métamorphoses d’Ovide, est la métamorphose réelle d’un être humain en une autre espèce : celle de l’artisan Bottom en âne.

A la scène I de l’acte III, Bottom, un des six artisans chargés de monter la représentation de Pyrame et Thisbé à la cour d’Athènes à l’occasion du mariage du duc Thésée, est affublé d’une tête d’âne par Puck, le facétieux serviteur d’Obéron roi des elfes. Alors que la troupe répète la pièce dans les bois, Puck profite de la concentration des acteurs pour disparaître avec Bottom ; les autres continuent à répéter :

 

« Quince : Ninus’ tomb, man.
Why you must not speak that yet ;
That you answer to Pyramus. 
You speak all your part at once, cues and all. 
(Re-enter Puck and Bottom with an ass’s head)
Thisbe : O ! –As true as truest horse, that yet would never tire. 
Pyrame : If I were fair, Thisby, I were only thine.
Quince : O monstrous ! O strange ! We are haunted. Pray masters ! Help !
(exeunt clowns)
Puck : I’ll follow you, I’ll lead you about a round, 
Through bog (…)
Sometime a horse, I’ll be, sometime a hound,
A hog, a headless bear, sometime a fire (…) 
Bottom : Why do they run away ? This is a knavery of them, to make me afeard »


« Quince : À la tombe de Ninus, l’ami ! —Mais vous ne devez pas dire cela encore ; c’est une réponse que vous avez à faire à Pyrame.
Vous débitez tout votre rôle à la fois ; les répliques, et tout. — Pyrame, entrez, votre tour est venu.
Rien ne peut fatiguer, sont les derniers mots de la tirade.
(Puck rentre avec Bottom affublé d’une tête d’âne.)
Thisbé : Aussi fidèle que le plus fidèle coursier que rien ne peut fatiguer.
Pyrame : Si j’étais beau, Thisbé, je ne serais jamais qu’à toi.
Quince : O prodige monstrueux ! prodige étrange ! ce lieu est hanté. Vite, camarades, fuyons ! Camarades, au secours !
(Toute la troupe s’enfuit.)
Puck : Je vais vous suivre ; je vais vous faire tourner à travers les marécages (…) tantôt je serai cheval et tantôt chien, pourceau, ours sans tête, parfois un feu (…)
Bottom : Pourquoi s’enfuient-ils ainsi ?
C’est un tour qu’ils jouent pour me faire peur. »
                   

 
  --Shakespeare, A Midsummer night's Dream, III, 1

Ici on voit d’emblée la stupeur des personnages qui assistent à la métamorphose de Bottom en âne, qui contraste fortement avec l’ignorance qu’a Bottom lui-même de son état –il croit que ses compères lui jouent « un tour » - On a donc une scène de double quiproquo : les personnages ne reconnaissent pas Bottom, et Bottom lui –même se prend pour autre qu’il est. Par ailleurs la présence cachée de Puck, responsable de la métamorphose, nous rappelle à travers ses menaces fantaisistes (« je vais vous faire tourer à travers les marécages ») qu’il s’agit d’une farce générale dont Bottom et ses amis sont les victimes. Une atmosphère de jeu est instaurée à travers l’ironie dramatique : le spectateur a conscience de la métamorphose puisqu’il la voit, comme les autres personnages, sur scène ; mais ni Bottom ni ses amis ne savent quel tour leur est joué. Le spectateur seul le sait, avec Puck. Tout se rapporte au jeu dans cette métamorphose scénique : le tour de Puck est commandé par Obéron pour jouer un tour à sa femme Titania, celle-ci devant tomber ammoureuse de l’âne. Cette métamorphose nous fait plonger dans l’univers du merveilleux et de la fantaisie, créant la surprise et la méprise pour les personnages, suscitant le rire chez le spectateur. La métamorphose sur scène associe ici comique de situation, de geste( voir la surprise de Bottom et des acteurs, de caractère( Bottom est un artisan, de « basse extraction » dans la pièce où les personnages principaux sont nobles( le duc et la cour, les amants ), et la métaphore de l’âne, en plus de rappeler les Métamorphoses d’Apulée, évoque, la bassesse de la condition de Bottom, la grossièreté en quelque sorte du personnage(bottom signifiant « le bas, le fond », voire « le derrière » en anglais). Ces comiques sont bel et bien permis par l’association de la vengeance, qui prend ici la forme d’une farce sans conséquent (la métamorphose est éphémère), et de la métamorphose qui en est le résultat.

La suite immédiate de l’action nous le confirme : sous l’emprise du suc magique que lui a administré Obéron, la reine des elfes Titania entend Bottom chanter et en tombe amoureuse, le qualifiant d’ « ange », de « sage » et de « beau  », lui déclarant passionément son amour :

 

« Titania : On the first view to say, to swear, i love you. » (136)
 « And I do love thee : therefore go with me. » (149)
 « Au premier regard, à dire vrai, je t’aime »
 « Et je t’aime : viens donc avec moi »

 
  --Shakespeare, A Midsummer night's Dream, III, 1, 136, 149

Affublé d’une tête d’âne, Bottom exprime quant à lui son étonnement devant son nouveau pouvoir d’attraction. Le comique vient alors de l’absurde de la scène, mêlant par le jeu de l’illusion le haut / le bas et de l’inversion des rôles : Bottom–littéralement le bas –, transformé en âne, est courtisé par la reine des Elfes. Cette inversion des rôles féminin-masculin( la femme courtise l’homme, ce qui pouvait être en soi un motif comique pour un public élisabéthain marqué par le système du patriarchat )convoque une autre métamorphose, celle de Salmacis et Hermaphrodite (IV, 285,379), un des rares exemples de femme poursuivant un homme : On retrouve ce langage flatteur et pressant de la part de la nymphe, qui fait des avances au jeune homme :

 

« Puer o dignissime credi
 Esse deus (…) 
 Haec tibi sive aliqua est, mea sit furtiva voluptas ; 
 Seu nulla est, ego sim thalamumque ineamus eundem »
 « Enfant, digne d’être pris pour un dieu (…) 
 Si tu en as une de fiancée, accorde-moi un plaisir furtif ;
 sinon, je serai ta fiancée et je partagerai ton lit. »

 
  --Ovide, Métamorphoses, IV, 320-328

Convoquant cette métamorphose, la pièce en accentue le comique par l’illusion vengeresse dont est victime la reine des fées, amoureuse d’un âne et pas d’un beau jeune homme comme l’est Salmacis.

On trouve donc une première forme de métamorphose dans les pièces de Shakespeare, la métamorphose réelle qui est ovidienne, car elle procède d’un acte vengeur- ici celui d’Obéron qui se venge de sa femme en la rendant amoureuse d’un âne. Elle diffère cependant d’une métamorphose purement ovidienne dans la mesure où elle la détourne vers le comique et l’éphémère : on est ici d’avantage dans le registre de la farce et du jeu que de l’inéluctable.

Une autre forme que prend la métamorphose ovidienne est le déguisement chez Shakespeare : on le retrouve dans de nombreuses comédies, utilisé par les personnages à des fins de vengeance, mais aussi de justice ou de jeu, ce dernier thème étant souvent associé aux autres. Ainsi, dans le Marchand de Venise et Comme il vous plaira, un ou plusieurs personnages se déguisent, voire se travestissent pour arriver à leurs fins :

A la scène 4 de l’acte III du Marchand de Venise, Portia, jeune fille noble de Belmont, qui vient d’épouser Antonio et craint que celui-ci perde un procès et la vie, décide avec sa suivante Nerissa de se déguiser en homme de loi pour arbitrer elle-même l’affaire à Venise.

 

« Portia : When we are both accoutred like young men,
I’ll prove the prettier of the two;
And wear my dagger with the braver grace;
And speak between the change of man and boy,
With a reed voice ; and turn two mincing steps
Into a manly stride (…) »

« Quand nous serons toutes deux équipées en jeunes gens, je serai le plus joli garçon des deux, et ce sera moi qui porterai ma dague de meilleure grâce, qui saurai le mieux prendre cette voix flûtée qui marque le passage de l'enfance à l'âge d'homme, et changer de petits pas mignards en une démarche virile »

 
  --Shakespeare, The Merchant of Venice, III, 4,63-68

On trouve ici le récit d’une métamorphose à venir- une métamorphose controlée qui se présente ici encore comme un jeu, puisque Portia est en train de déclarer à sa suivante qu’elle la surpassera dans le rôle du garçon. Ici la métamorphose n’a pas de lien immédiat avec la vengeance, mais plutôt avec la justice : cependant on peut parler de vengeance justicière puisque Portia, déguisée en docteur de la loi, punira Shylock qui a injustement accusé son mari (acte IV et V).

On retrouve d’ailleurs, au début de la pièce, l’idée que tout est déguisement et que la réalité est « dramatique », qu’elle est mise en scène perpétuelle et donc, en un certain sens, métamorphoses incessantes :

 

« Antonio : I hold the world but as the world, Gratiano;
 A stage, where everyone must play a part »

« Je tiens le monde pour ce qu’il est, Gratiano ; une scène de théâtre, où chacun doit tenir un rôle. »

 
  --Shakespeare, The Merchant of Venice, I, 1,77-78

On pourrait voir, encore, une autre forme de métamorphose dans la mise en scène de stratégies de séduction chez Shakespeare, qui mobilisent l’artifice tout en instaurant un rapport de force entre les individus : on ne parlera pas directement de “vengeance » dans le jeu amoureux, mais bien d’une forme de relation qui s’apparente à un combat fait d’attaques mutuelles. Cette forme de métamorphose est un puissant ressort comique et dramatique chez Shakespeare :

Ainsi, dans Comme il vous plaira, Rosalinde éprise d’Orlando, mais déguisée en homme, lui fait croire qu’elle a guéri un amant de son amour en adoptant un caractère frivole et changeant :

 

« Rosalind: Yes, one, and in this manner. He was to imagine me his love, his mistress; and I set him every day to woo me: at which time would I, being but a moonish youth, grieve, be effeminate, changeable, longing and liking, proud, fantastical, apish, shallow, inconstant, full of tears, full of smiles, for every passion something and for no passion truly any thing, as boys and women are for the most part cattle of this colour; would now like him, now loathe him; then entertain him, then forswear him; now weep for him, then spit at him; that I drave my suitor from his mad humour of love to a living humour of madness; which was, to forswear the full stream of the world, and to live in a nook merely monastic. And thus I cured him; and this way will I take upon me to wash your liver as clean as a sound sheep's heart, that there shall not be one spot of love in't. »

« Rosalinde : Oui, j’en ai guéri un, et voici comment : Son régime était de s’imaginer que j’étais sa bien-aimée, sa maîtresse, et tous les jours je le mettais à me faire sa cour. Alors, prenant le caractère d’une jeune fille capricieuse, je jouais la femme chagrine, langoureuse, inconstante, remplie d’envie et de fantaisies, fière, fantasque, minaudière, sotte, volage, riant et pleurant tour à tour, affectant toutes les passions sans en sentir aucune, comme font les garçons et les filles, qui pour la plupart sont assez des animaux de cette couleur. Tantôt je l’aimais, tantôt je le détestais ; tantôt je lui faisais accueil, tantôt je le rebutais ; quelquefois je pleurais de tendresse pour lui, ensuite je lui crachais au visage ; je fis tant, enfin, que je fis passer mon amoureux d’un violent accès d’amour à un violent accès de folie, qui consistait à détester l’univers entier, et qui l’envoya vivre dans un réduit vraiment monastique : c’est ainsi que je l’ai guéri, et par le même régime je me fais fort de laver votre foie aussi net que le cœur d’un mouton bien sain, de façon qu’il n’y restera pas la plus petite tache d’amour. »

 
  --Shakespeare, As you Like it, III, 2, 401-420

Ici, c’est véritablement un rôle, ou plutôt une multiplicité de rôles que l’amante endosse pour séduire son amant.

En réalité, alors qu’elle prétend guérir de l’amour en se montrant frivole et inconstante, Rosalinde sait que ce comportement aura l’effet contraire sur Orlando à qui elle s’adresse. Ainsi, l’auto-métamorphose controlée, sans cesse renouvelée, est pour elle un moyen de contrôle sur l’amant. Plus encore, la description et l’anticipation par les mots de ce comportement à venir- à savoir un comportement imprévisible et changeant- est employée par le personnage est ambigue : cette description devrait prévenir Orlando de ne pas se laisser séduire par cette attitude, alors qu’elle lui mime un comportement que Rosalinde pense séduisant.

Ainsi s’instaure à travers cette suggestion de métamorphoses à venir un rapport de séduction, mené par Rosalinde.

On pourrait voir, en ce personnage de Rosalinde, une figure ovidienne du poète et de l’amant de l’Art d’Aimer ou encore des Amours : se présentant comme un maître, « un guérisseur » des passions, Rosalinde comme Ovide entend par ses mots apprendre à « dominer » l’amour, et pour cela préconise de maîtriser ses propres « métamorphoses » pour tenir un rôle de composition.

 

« (…)arte regendus amor.
curribus automedon lentisque erat atus habenis 
Tiphys in haemonia puppe magister erat 
me Venus artificem tenero praefecit amori
Tiphys et Automedon dicar amoris ego. »

« (…) l’art doit aussi guider l’amour. Automédon, habile écuyer, sut manier les rênes flexibles ; Tiphys fut le pilote du vaisseau des Argonautes. Moi, Vénus m’a donné pour maître à son jeune fils : on m’appellera le Tiphys et l’Automédon de l’amour. »

 
  --Ovide, Ars Amatoria,I, 4-8

On retrouve bien ici la posture du maître (« magister ») qui prône le contrôle du sentiment (« regendus », « praeficio »), avec le lexique de l’artifice (« arte », « artificem »). On peut considérer que cette conception de l’amour comme devant être « dompté» et mis à distance pour mieux être maîtrisé assimile la séduction à un combat, qu’il s’agit de « gagner ». On entre donc bien, avec cette association de la métamorphose à la séduction, dans un rapport de force voire de domination (il s’agit de se dominer soi-même pour dominer l’autre à séduire) : ainsi ce que Rosalinde propose à Orlando, c’est bien de « guérir » de l’amour, donc en quelque sorte de se « venger » de l’amour pour ne plus en être victime. On rappelle que le poète de l’Art d’Aimer est aussi celui des Remèdes à l’amour.

On voit donc que la métamorphose, chez Shakespeare, est un puissant ressort dramatique et comique : suscitant la surprise, l’illusion ou le jeu- de séduction notamment-, elle est moteur de l’intrigue et vise le rire ou le plaisir du spectateur.

L’usage dramatique de la métamorphose chez Shakespeare est particulièrement ovidienne car elle est toujours liée, plus ou moins directement, à la vengeance ou au désir de vaincre, d’ailleurs parfois lié à un but didactique ( Ars Amatoria) : c’est d’ailleurs cette violence, toujours présente dans l’acte de métamorphose ou de déguisement, qui fait de la métamorphose un motif dramatique ambivalent, comique mais aussi tragique.

Voyons que l’utilisation du thème de la métamorphose, associé à celui de la vengeance chez Shakespeare, en fait un ressort tragique dans ses pièces.

On a vu que la vengeance comme thème littéraire possédait une dimension tragique en lui-même ; la métamorphose, associée au revirement, au spectaculaire et à l’inéluctable, amplifie la portée à la fois tragique et dramatique de la violence et de la vengeance sur scène. Ici l’intertexte ovidien, présent dans les métamorphoses shakespeariennes, suggère une tension tragique liée à la violence, même lorsque celles-ci sont liées au jeu et au comique.

On retrouve différents types de métamorphoses tragiques dans nos pièces :

Dans Titus Andronicus, l’intertexte ovidien est particulièrement évident, on l’a vu avec la présence sur scène du livre des Métamorphoses (II, C) : la fille de Titus, Lavinia, subit comme une “métamorphose”: à travers la référence au livre VI des Métamorphoses et la fable de Philomèle et Procné, Lavinia devient une nouvelle Philomèle ; à la scène 5 de l’Acte II, Marcus apercevant sa nièce mutilée la “transforme “ en quelques sorte par les mots avec lesquels il la décrit :

 

« Marcus : But, sure, some Tereus hath defloured thee, 
And, lest thou shouldst detect him, cut thy tongue.
(…)Fair Philomela, she but lost her tongue,
And in a tedious sampler sew’d her mind :
But, lovely niece, that mean is cut from thee,
A craftier Tereus hast thou met withal,
And he hath cut those pretty fingers off,
That could have better sew’d than Philomel. »

« Mais, certainement, quelque Tereus t’aura déflorée, 
Et, pour éviter que tu ne le dénonces, coupé la langue. 
(…)Belle Philomèle, elle perdit sa langue, 
Et broda sur une étoffe ce qu’elle avait dans l’esprit : 
Mais, aimable nièce, ce moyen t’est ôté, 
C’est un Térée plus habile que tu as rencontré,
Et il t’a arraché tes jolis doigts,
Qui auraient brodé avec plus de dextérité que ceux de Philomèle. »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, II, 5, 26-43

Ici, par le procédé de l’antonomase, Lavinia est identifiée et « métamorphosée » en Philomèle, victime d’un viol et d’une mutilation. On a même l’impression que les agresseurs, comparés à Térée, se sont eux-mêmes identifiés aux personnages ovidiens ; ils sont appelés : « a craftier Tereus » : l’adjectif associé à Térée laisse penser qu’ayant pris connaissance de l’histoire de Philomèle, et de l’erreur de Térée (qui dans les Métamorphoses est dénoncé par les broderies de sa victime Philomèle ), ils ont décidé de « rejouer” la fable à leur avantage. On a donc ici une métamorphose « poétique » mais éminement tragique, car elle fait non seulement appaître la souffrance de Lavinia, mais également révèle à Marcus ce qu’a subi Lavinia. Ainsi, la métamorphose est contenue dans l’intertextualité présente, qui projette la fable mythologique sur la réalité de l’intrigue et transforme les personnages en créatures ovidiennes.

La métamorphose prend aussi, dans les pièces de Shakespeare, la forme du rêve et de l’illusion : les personnages plongés dans le doute ou l’erreur sont eux aussi confrontés à un réel métamorphosé par la fiction. On a pu voir le côté « léger » et comique du monde merveilleux du Songe. Cependant, dans cette pièce, la métamorphose par le rêve se mêle au doute et frôle l’angoisse : l’onirisme et le registre merveilleux se transforment alors en cauchemar, et viennent rappeler l’univers fantastique et incertain des Métamorphoses.

Ainsi, dans le Songe d’une nuit d’été, la métamorphose de Bottom, ainsi que l’illusion dont sont victimes les personnages – la reine des Elfes ainsi que les deux couples d’amants- suite à la vengeance du rois des Elfes, possède une dimension tragique, car cauchemardesque.

Cet aspect apparaît dès la planification de l’acte ensorcelleur par le roi des Elfes Obéron :

 

« Oberon: Hast thou the flower there ? Welcome, wanderer.
Puck: Ay, there it is.
Oberon: I pray thee, give it to me.
(…) There sleeps Titania, some time of the night,
(…) And with the juice of this I’ll streak her eyes,
And make her full of hateful fantasies. »
              
« Obéron : As-tu la fleur avec toi ? Bienvenue, vagabond. 
Puck : Oui, la voici. 
Obéron : donne-la moi, je te prie. 
(…) C’est ici que Titania dort, durant une partie de la nuit. 
(…) Je lancerai des gouttes du jus de cette fleur sur ses yeux,
Et je lui inspirerai des fantasmes odieux. »

 
  --Shakespeare, A Midsummer night's Dream, II, 2, 188-192

On voit ici le côté violent, voire malveillant qui préside à la métamorphose-illusion de Titania : Obéron décrit ici l’acte ensorcelleur lui-même, qui consiste en la préparation d’un « jus » -qui s’apparente à une substance narcotique, une drogue. Le groupe nominal “hateful fantasies », « fantasies” pouvant se traduire par fantasmes ou rêves, suggère le cauchemar plus que le rêve et donne à l’illusion de Titania une dimension tragique, et à la farce d’Obéron un côté maléfique. Acteur de la vengeance, le roi des Elfes prend l’initiative de la métamorphose.

D’autre part, ce qui fait que la métamorphose ovidienne se fait ressort tragique, dans cette pièce, est qu’elle prend des dimensions physiquement et concrètement cauchemardesques : résultat désiré ou non d’un acte vengeur, la violence est latente au sein même du rêve et de l’univers féérique. Ainsi, le Songe, comme l’indique son titre, plonge les personnages dans un monde onirique et fantasmé : cependant la métamorphose transforme le réel en un monde ovidien, marqué par l’incertitude et l’angoisse. A la fin de l’acte II, le serviteur du roi des elfes a déposé le suc ensorcelleur sur les yeux de Lysandre amant d’Hermia, se trompant ainsi de cible. C’est le début de la métamorphose, les rôles et les sentiments vont immédiatement s’inverser:

 

« Lysandre : Content with Hermia ! No: I do repent 
 The tedious minutes I with her have spent.
 Not Hermia, but Helena I love. »

 
  --Shakespeare, A Midsummer night's Dream,II, 3, 110-112

Lysandre s’éveille dans le bois, voit Héléna et en tombe amoureux, sous l’emprise du charme ; endormie à leur côté, Hermia est en proie à un cauchemar :

 

« Hermia ( awakening) : Help me, Lysander, help me ! do thy best,
To pluck this crawling serpent from my breast.
Ah me ! For pity! What a dream was here !
Lysander, look, I do quake with fear.
Methought a serpent eat my heart away, 
And you sat smiling at his cruel prey.“
(…) Alack! Where are you? Speak, an if you hear:
Speak of all loves! I swoon almost with fear. »

« Hermia : A l’aide, Lysandre, à l’aide ! Fais de ton mieux,
pour arracher ce serpent rampant de ma poitrine.
A moi, par pitié ! Quel rêve ! 
Lysandre, vois, j’en tremble de peur. 
Je pensais qu’un serpent me mangeait le coeur, 
Et que tu souriais, assis, à la vue de sa proie cruelle.
(…)Hélas! Où es-tu ? Parle, si tu m’entends : 
Parle, par tous les saints ! J’en défaille presque de peur. »

 
  --Shakespeare, A Midsummer night's Dream, II, 3, 143-152

On voit ici que l’acte vengeur d’Obéron, provoque une double métamorphose ou double-illusion : dans la réalité, Lysandre éprouve une transformation subite de ses sentiments ; dans le domaine du rêve et de l’inconscient, Hermia perd elle aussi ses repères et éprouve l’horreur d’une vision cauchemardesque où Lysandre l’abandonne. Les interjections (Alack !), les exclamatives, le registre de la plainte et de l’effroi verbalisent l’angoisse vive et soudaine du personnage. Ici, c’est un rêve –cauchemar qui aboutit à l’angoisse réelle, et nous avons comme une influence réciproque du cauchemar abstrait sur le réel et du réel sur l’inconscient.

Cet épisode fait écho à la métamorphose ovidienne d’Ino ou encore à celle d’Actéon : ce qui fait de l’illusion des personnages un ressort tragique, c’est que leur aveuglement les condamne à expérimenter l’erreur et la douleur. Ainsi le cauchemar d’Hermia, qui rêve d’avoir le coeur déchiré par un serpent, et surtout que son amant se réjouit de la voir en proie à la souffrance, rappelle directement le délire d’Ino et d’Athamas au livre IV des Métamorphoses : Junon a décidé de se venger de la fille de Cadmos Ino et de son époux Athamas ; elle leur jette alors des serpents qui les rendent fous :

 

« Obstitit infelix aditumque obsedit Erinys, 
(…) Inde duos mediis abrumpit crinibus angues 
Pestiferaque manu raptos inmisit ; at illi 
Inoosque sinus Athamanteosque pererrant 
Inspirantque graves animas ; nec vulnera membris
Ulla ferunt : mens est, quae diros sentiat ictus. 
(…) Dumque pavent illi, vertit furiale venenum
Pectus in amborum praecordiaque intima movit. 
(…) Protinus Aeolides media furibundus in aula
(…) Utque ferae sequitur vestigia conjugis amens 
Deque sinu matris ridentem et parva Learchum
Bracchia tendentem rapit et bis terque per auras 
More rotat fundae rigidoque infantia saxo 
Discutit ora ferox. »

« La funeste Erinys leur en barre l’issue(…) Du milieu de son crâne arrachant deux serpents, De sa main pestifère elle les lance. Errant sur le sein d’Athamas et d’Ino, ils y soufflent une haleine infectée qui, sans blesser leur corps, ébranle leurs esprits de terribles atteintes. (…) Soudain pris de délire au milieu du palais,(…) et le fou course son épouse tel un fauve, arrache de son sein Léarque qui rit, tendant ses bras, le fait tourner en l’air deux ou trois fois comme une fronde, et sans pitié brise son crâne contre un roc. »

 
  --Ovide, Métamorphoses, IV,490-518

Ainsi, ce qui est mis en scène à traves le cauchemar d’Hermia et l’illusion de Lysandre, c’est bien la folie funeste qui frappe les victimes de la vengeance divine ( chez Ovide de Junon, chez Shakespeare d’ Obéron ) et qui amène à la méprise, qui elle-même amène à la mort : le cauchemar d’Hermia anticipe l’aveuglement de Lysandre qui pousse celui-ci à l’abandonner au milieu des bois pour suivre son nouvel amour.

On voit bien ici que la farce vengeresse d’Obéron tourne au cauchemar et nous fait glisser du merveilleux et de la légèreté d’un bois féérique à un registre fantatisque, un monde incertain et changeant inspiré directement d’Ovide. Le bois d’Athènes devient un labyrinthe dans lequel les personnages se perdent et perdent leur certitudes, expérimentant le temps d’un cauchemar le changement incessant et la perte. Le rêve y devient, par l’association de la vengeance et de la métamorphose, le cauchemar et la névrose.

La mise en scène de cette pièce par Dominique Pitoiset, dans le cadre du co- projet Songes réalisé en mars 2017 par le CNSMD et l’ENSATT de Lyon, insiste sur la dimension tragique et cauchemardesque de cette tragi-comédie : les moments de doute et de méprise sont amplifiés par des effets sonores et visuels tels que les bruitages d’insectes et d’animaux sauvages, la projection sur les murs de reptiles et autres chasseurs. Ces effets visent à faire ressortir les mécanismes psychiques et inconscients négatifs qui sont à l’oeuvre dans cette pièce, qui met en scène, sous couvert d’un univers merveilleux, des rapports de pouvoir et de violence implicites.

On a, dans les Métamorphoses, une mise en abîme du regard : du lecteur, du narrateur du myhte. Ainsi s’instaure un theatron –littéralement, le lieu d’où l’on regarde- d’où le mythe et le discours sur le mythe sont contemplés au cours de la lecture : à la narration se mêle la description, récit et discours se croisent pour créer des effets de distanciation. Aussi peut-on parler de théâtralité des Métamorphoses, dans la mesure où le lecteur est placé dans une position de contemplation critique des mythes et du merveilleux, du spectaculaire. La théâtralité est ainsi obtenue de plusieurs manières : nous étudierons la mise en scène du regard et de ses métamorphoses, qui nous semblera proprement théâtrale ; les effets de mises en abîme et de surdétermination du texte par les enchâssement du récit et du discours, qui provoque une sorte de distanciation brechtienne ; enfin le spectaculaire, qui crée une tension entre identification et distanciation d’avec le mythe. On a ainsi un « théâtre » en puissance dans l’oeuvre d’Ovide, qui pourrait avoir nourri et façonné l’art dramatique de Shakespeare.

On a bien, en effet, une réflexion sur le regard à travers la narration : on le voit premièrement par la présence marquée du lexique de la vue dans l’ouvrage : pour le seul verbe video, on trouve, après lemmatisation, 399 occurences dans l’ouvrage, 62 pour le verbe aspicio, 72 pour le verbe specto, 111 pour le verbe viso, 83 pour le substantif oculus, 31 pour visus.

Le livre III des Métamorphoses est particulièrement saisissant dans la mise en scène des rapports entre regard et punition vengeresse, regard et interdit.

En effet, la quasi-totalité des métamorphoses narrées dans ce livre sont liées au regard, à la vue : le regard interdit et hasardeux d’Actéon sur Diane (131-250), la vue de Jupiter funeste à Sémélé (251-315), la vue ôtée au devin Tirésias(316-338), la vue-illusion de Narcisse (339-510), l’aveuglement-folie de la mère de Bacchus qui assassine son fils (511-733).

Lire ce livre III, c’est ainsi entrer dans une perspective sur les regards mis en scène, et souvent le regard est narré sous l’angle de l’effraction, du franchissement de la limite : qu’il soit la cause ou le résultat d’un acte vengeur, ce regard métamorphosé des personnages se double du discours du narrateur qui vient contredire l’apparente évidence et uniformité du regard. C’est précisément cette distanciation d’avec la diégèse mythologique des Métamorphoses qui fait la théâtralité, l’aspect dramatique de l’ouvrage : le livre se pose comme une tribune d’où le regard peut partir pour contempler un regard autre, celui des personnages sur scène.

Ainsi, dans la métamorphose d’Actéon, on a une focalisation, par la description, sur le regard des personnages et ses effets, plus que sur les objets regardés :

En effet, avant qu’Actéon ne surprenne Diane au bain, on nous décrit la grotte dans laquelle Actéon va pénétrer, qui est l’endroit duquel le regard du chasseur va partir ; cette grotte est décrise assez précisément :

 

« vallis erat piceis et acuta densa cupressu » (155)
 « dans un val dru de pins et de cyprès aigus »
  
 « Fons sonat a dextra, tenui perlucidus unda,
 Margine gramineo patulos succintus hiatus » (161) 
 

« une source y murmure, et d’un filet d’eau claire emplit un bassin large entouré de gazon. »

 
  --Ovide, Métamorphoses, III

On a ici comme un theatron décrit, qui est le lieu d’où va partir le regard d’Actéon sur Diane, mais surtout d’où va partir le regard du lecteur sur ce regard et sur la scène.

On voit d’ailleurs la focalisation sur le regard plus que sur les personnages :

Diane nue n’est pas décrite directement, on devine sa nudité par les gestes de ses servantes qui la déshabillent et la regardent :

 

« Quo postquam subiit, nympharum tradidit uni
 Armigerae jaculum pharetramque arcusque retentos; 
 Altera depositae subjecit bracchia pallae.” 

« Après y être entrée, elle confie à la nymphe gardienne carquois et javelot, et son arc détendu, ôte et jette sa robe aux bras d’une autre nymphe"

 
  --Ovide, Métamoprhoses, III,165-167

De même, lorsqu’Actéon entre dans la grotte, il n’est pas décrit ; c’est la vision que les nymphes ont de lui qui est décrite :

 

« viso nudae sua pectora numphae 
percussere viro subitisque ululatibus omne
implevere nemus » (178-180)

« Les nymphes dénudées, apercevant un homme, se frappèrent les seins, et de leurs cris perçants emplirent tout le bois. »

 
  --Ovide, Métamorphoses, III, 178-180

La déesse vue n’est pas décrite, c’est l’effet du regard d’Actéon qui est exposé

 

« Is fuit in vultu visae sine veste Dianae »

« Cette rougeur était sur le visage de Diane aperçue sans vêtement »

 
  --Ovide, Métamorphoses, III, 185

Ainsi l’acte vengeur de Diane apparaît comme le résultat direct d’une vision, et d’une vision de cette vision : si Actéon est frappé, c’est pour ne pas raconter ce qu’il a vu :

 

« Addidit haec cladis praenuntia verba futurae : 
  Nunc tibi me posito visam velamine narres, 
 Si poteris narrare licet. »

« Puis il dit ces mot, avant-coureurs de son malheurs: va-t’en donc raconter que tu m’as vue sans voile , si du moins tu le peux. »

 
  --Ovide, Métamorphoses, III

Ainsi cette focalisation de la description sur le regard et sur les lieux et les personnages d’où part ce regard ainsi que sur son lien avec la punition vengeresse entraîne une mise en abîme du regard et de la vision, qui est particulièrement théatrale dans la mesure où le theatron, on l’a dit, est littéralement le lieu d’où l’on contemple. Ainsi les Métamorphoses mettent en scène, et donc en perspective le regard sur la vengeance et sa contemplation.

Cette mise en abîme est un procédé caractéristique des Métamorphoses en général. Par le mélange des genres et la répétitions des thèmes et des schémas narratifs, on obtient avec les Métamorphoses une surdéterminations du texte, qui provoque un effet de distanciation à la lecture. Nous avons décelé chez Ovide une esthétique qui rappelait le baroque, avec une surabondance et une exaggération dans l’écriture : nous avons retrouvé cela chez Shakespeare dans le traitement du thème des passions et de la vengeance. Nous pouvoir cet aspect baroque au niveau de la structuration et de la composition des Métamorphoses.

En effet, cette oeuvre se caractérise par le procédé narratif de la mise en abîme : celui-ci provoque un effet de distanciation comparable à la distanciation théorisée par Brecht comme caractéristique du genre théatral.

-La répétition des motifs narratifs et mythologiques :

Au niveau narratif, on observe l’alternance fréquente du récit et du discours –du narrateur- sur le récit. Cette alternance amène parfois à la contradiction des deux: la voix narrative vient juger, critiquer ou commenter le mythe narré.

On a déjà étudié le mythe d’Actéon au livre III des Métamorphoses ; on a vu que la voix narrative se mettait en retrait du mythe narré pour en souligner l’injustice et le pathétique (cf I, 2).

Voyons également que le texte peut être qualifié de « surdéterminé » : la répétition des motifs, notamment, amène à se focaliser davantage sur ce procédé et sur la narration elle-même que sur les mythe narrés. D’où une mise à distance qui va à rebours d’une identification par la lecture et d’une adhésion au récit mythologique.

Ainsi le titre même de l’ouvrage, les Métamorphoses, suggère que le livre reprend sur quinze livres un même motif, celui de la métamorphose, et de la vengeance qui en est souvent indissociable, dont les mythes sont autant de variations : c’est donc, littéralement, un livre qui traite du changement de formes en d’autres formes.

D’autre part, la mise en abîme se fait par les nombreux récits enchâssés, qui surdéterminent le récit mythologique.

On peut voir, à la fin du récit du sort d’Actéon, les commentaires multiples sur ce mythe :

 

«  Rumor  in ambiguo est ;  aliis  violentior aequo
Visa dea est,  alii  laudant dignamque severa 
Virginitate vocant ; pars invenit utraque causas. »

 « l’opinion est, là-dessus (le mythe d’Actéon), partagée : certains y voient plus de rancune que de justice, d’autre louent la déesse, approuvent son intransigeante virginité ; les deux partis ont leurs raisons. »

 
  --Ovide, Métamorphoses, III, 253-255

On voit ainsi que le mythe, narré pourtant de manière très picturale et vive, devient immédiatement objet d’un discours, et même de plusieurs, ce qui le met à distance.

cf l’hypotypose du déchirement d’Actéon par ses chiens :

 « Undique circumstant mersisque in corpore rostris
 Dilacerant falsi dominum sub imagine cervi »

Ils l’encerclent et, enfouissant leurs gueules dans son corps, déchiquettent, sous l’apparence d’un cerf, leur propre maître

De même , le livre V est en partie mené à travers des narratrices secondes, qui sont les muses : à partir des vers 320, les récit des métamorphoses sont un récit enchâssé dans deux récits : les muses racontent à Minerve le défi oratoire qu’elles ont relevé en récitant des métamorphoses : ainsi le mythe de Cérès et de Proserpine est une récit enchâssé dans celui des Muses mises au défi, anchâssé celui-ci dans le récit premier, qui est celui de la visite de Minerve aux Muses.

De même, le livre VI est introduit, et donc permis par la réception que Minerve fait des récits des Muses :

 

« Praebuerat dictis Tritonia talibus aures 
Carminaque Aonidum justamque probaverat iram. 
Tum secum « Laudare parum est laudemur et ipsae, 
Numina nec sperni sine poena nostra sinamus. »

« Tritonia avait prêté l’oreille à ces récits des Aonides, apprécié leurs chants ainsi que leur colère. Elle pense alors : « Louer ne suffit pas ; je veux moi aussi des louanges et ne tolèrerai pas que l’on bafoue ma divine puissance impunément. »

 
  --Ovide, Métamorphoses, VI

Ainsi, à travers ces exemples, nous voyons que le récit mythologique, ainsi que la vengeance divine (celle de Diane, celle de Minerve que le récit des muses incite à se venger d’Arachnée) sont mis en abîme et mis à distance.

On retrouve alors un effet comparable à la distanciation théatrale théorisée par Brecht : dans Petit organon pour le théatre, Arnold Brecht prône, contre la Poétique d’Aristote de mimesis et d’identification par le théatre, une mise à distance de l’acte théâtral lui-même au sein du jeu et de la pièce [23]

L’aspect, enfin, le plus évidemment théâtral des Métamorphoses est sa dimension spectaculaire, sa violence parfois, et cette dimension est intimement liée à la pregnance du thème de la vengeance : on a vu que l’effroi suscité par la vue de Titus Andronicus était liée au déversement inédit de violence et de sang sur la scène : cet aspect spectaculaire pourrait avoir été hérité des Métamorphoses:

En témoignent les très nombreux passages descriptifs qui peignent avec précision la violence, voire l’horreur d’une métamorphose ou d’un acte criminel.

Commençons par le crime de Téré sur Philomèle, qui précisément est repris dans toute sa violence et ses détails dans Titus Andronicus par Shakespeare. On voit donc l’hypotypose de la langue coupée de Philomèle :

 

« Ille indignantem et nomen patris usque vocantem 
 Luctantemque loqui comprensam forcipe linguam 
 Abstulit ense fero ; radix micat ultima linguae,
 Ipsa jacet terraeque tremens immurmurat atrae »

« Mais il saisit avec des pinces sa langue rebelle, qui ne cesse d’appeler son père, s’acharnant à parler, et la tranche sauvagement ; la base, tout au fond, tresaille et la langue tombée s’agite en murmurant contre la terre noire. »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, III, 555-558

On voit ici la vivacité et le détail de la description, qui renforcent l’horreur de la scène. Et cette image poignante est reprise par Shakespeare pour décrire Lavinia mutilée :

 

« Marcus - Alas, a crimson river of warm blood,
Like to a bubbling fountain stirr'd with wind,
Doth rise and fall between thy rosed lips,
Coming and going with thy honey breath.
(…)And, notwithstanding all this loss of blood,
As from a conduit with three issuing spouts,
Yet do thy cheeks look red as Titan's face
Blushing to be encountered with a cloud. »

« Hélas! Un flot cramoisi de sang chaud, pareil à une source qui bouillonne agitée par le vent, jaillit et s’écoule entre les lèvres rosées, suivant le va et vient de ton haleine embaumée.(…) Et, nonobstant tout ce sang que tu perds par ces trois jets béants, tes joues sont empourprées comme la face de Titan rougissant à la rencontre d’un nuage. »

 
  --Shakespeare, Titus Andronicus, II, 3

De même, on retrouve ce spectaculaire dans l’hypotypose de la mort de Pyrame , qui se tue en croyant que son amante Thisbé est morte :

 

« cruor emicat alte, 
 non aliter quam cum vitiatio fistula plumbo 
 Scinditur et tenui stridente foramine longas
 Ejaculatur aquas atque ictibus aera rumpit »

« le sang jaillit très haut, tout comme d’un tuyau de plomb endommagé qui se casse et dont la mince fente lance de longs jets d’eau en sifflant, déchirant l’air de ses traits. »

 
  --Ovide, Métamorphoses IV, 121-124

La dimension spectaculaire des Métamorphoses, et particulièrement des actes passionnels et venngeurs , Shakespeare s’en fait héritier dans son théâtre ; il l’utilise à la fois comme ressort d’identification et d’adhésion ( mimésis ), on peut le voir dans Titus comme dans Roméo et Juliette, voire dans des comédies tel le Songe , mais également comme ressort de distanciation : c’est le cas avec la scène 1, V du Songe d’une nuit d’été. Devant la cour du duc Thésée, une troupe d’artisans jouent la pièce de Pyrame et Thisbé : mais tout concourt à faire de la tragédie ovidienne une farce grotesque : les déguisements sommaires des personnages, le travestissement d’un artisan jouant Thisbé, les paroles absurdes et emphatiques des amants. Ainsi on trouve l’acte suicidaire de Pyrame est-il lui-même tourné en dérision :

 

« Pyramus- Out, sword, and wound 
The pap of Pyramus: 
Ay, that left pap, 
Where heart doth hop. 
Thus die I, thus, thus, thus.
Now am I dead, 
Now am I fled,
My soul is in the sky. 
Tongue lose thy light, 
Moon, take thy flight” »
 
« Hors du fourreau, toi mon épée,
Et viens blesser le téton de Pyrame :
Oui, le téton gauche,
Où le coeur bat.
Ainsi je meurs, ainsi, ainsi, ainsi
Me voilà mort, 
Me voilà parti.
Mon âme est au ciel, 
Langue, perds ta lumière, 
Lune, prends ton envol. »

 
  --Shakespeare, A Midsummer night's dream, V, 1, 284-294

Ainsi on obtient une parodie du spectaculaire et du tragique, par la mise en scène comique et distanciée d’un passage lyrique et tragique des Métamorphoses.

Ainsi, nous avons pu étudier la théâtralité des Métamorphoses ovidiennes, dans leur lien avec le thème de la vengeance et de la violence : Shakespeare s’en inspire pour son art théâtral, pas seulement dans le traitement littéraire de ces thèmes, mais également dans leur traitement dramatique, scénique.



[23] Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre suivi de Additifs au Petit organon, Scène ouverte (Paris: L’Arche, 1990).